« Sur les photographies, les vivants mêmes sont transformés en cadavres parce qu'à chaque fois que se déclenche l'obturateur, la mort est déjà passée ».
« A son image », de Jérôme FERRARI est un roman qui, tout en racontant l'histoire d'Antonia, photographe de métier, s'interroge sur ce rôle de la photographie, qui prend une place de plus en plus importante dans nos vies. Depuis toute petite, et sans qu'elle parvienne à analyser pourquoi, Antonia est fascinée par les photographies de famille. Très jeune, son parrain prêtre lui offre son premier appareil argentique grâce auquel elle va s'entraîner à cet art auprès de ses proches. A chaque réunion de famille, elle fait des portraits des gens seuls ou en réunion. Hormis la technique du cadrage, de l'exposition, de la composition, Antonia s'interroge face au résultat de son travail. Elle n'est jamais totalement satisfaite sans vraiment comprendre pourquoi.
« Il fallait reconnaître que la plupart des instants ne méritaient guerre d'être arraché à leur caducité ».
Je ne peux qu'approuver cette réflexion avec l'avènement du numérique, lorsque je regarde l'inflation de photos stockées sur mon téléphone. Sont-elles toutes sinon indispensables du moins utiles ? Je suis sûre que non… Par ailleurs, Antonia se rend compte que les portraits qu'elle réalise ou les instants qu'elle fixe ne reflètent pourtant pas toujours les personnes qu'ils représentent. Parce qu'en choisissant de les photographier à certains moment, Antonia donne au portrait un sens qui n'existait pas forcément.
« Ses photos souffraient toujours d'un excès ou d'un déficit de signification ».
Peut-être aussi parce le réel, la vérité, n'existe pas vraiment : Regarder quelque chose, c'est déjà l'interpréter avec notre sensibilité, notre vécu, notre façon de penser, de percevoir qui nous est propre. A cela s'ajoute le choix de ce qu'on montre ou pas sur la photo : cadrage, composition, lumière, etc… Tout cela fait qu'une photo n'est pas une vérité absolue mais la façon dont le photographe voit les choses. Et si j'aime cet aspect de la photographie, Antonia en demeurait insatisfaite.
« Ses images manquaient d'innocence. Elles ne se contentaient pas d'accueillir la trace candide de l'instant mais s'inscrivaient, sans qu'Antonia comprît pourquoi, dans tout un réseau, bavard et solennel, d'interprétations superflues, peut-être mensongères. »
Son parrain étant prêtre, nous profitons également d'un rapprochement d'idées entre la représentation des icônes religieuses, qui sont des images, et l'art de la photographie.
« le Christ lui-même est contrefait. C'est sans importance. le regard ne s'appuie sur les images que pour les traverser et saisir, au-delà d'elles, le mystère éternel et sans cesse renouvelé de la passion. Mais la photographie ne dit rien de l'éternité, elle se complaît dans l'éphémère, atteste de l'irréversible et renvoie tout au néant.
Par un beau matin ensoleillé, Antonia se laisse éblouir par le soleil et meurt dans un accident de voiture.
« Tu ne feras pas d'idole, ni aucune image de ce qui est dans les cieux en haut, ou sur la terre en bas, ou de ces qui est dans les eaux sous la terre. Tu ne te prosterneras pas devant eux, et ne les serviras pas. - Il n'avait pas écouté la parole, et voici qu'à cause de lui sa filleule avait servi des idoles qui l'avaient terrassée. »
A son enterrement, chacun se remémore les bribes de moments clés passés avec Antonia qui donnent au lecteur une mosaïque « à son image ». Comme les photographies qu'elle prenait, il est probable qu'aucun portrait fait par les autres ne la reflète totalement ; mais chacun à sa manière la reflète en partie, chacun nous offre un panel de pixels qui contribue à reconstituer un portrait à son image, à nous rapprocher de l'essence de son être, sa vérité. En découvrant l'image que chacun a gardé d'elle, on reconstitue son portrait tout en s'interrogeant avec elle sur le sens de la photographie, au fur et à mesure qu'elle progresse elle-même dans sa pratique et dans son métier.
« Peut-être a-t-il fini par se dégoûter de ces images qui n'égaleront jamais la peinture parce que, finalement, ce n'est pas en tant qu'art que la photographie donne la mesure de sa puissance ».
Poursuivant sa passion pour la photo, et sa quête de la photo parfaite, celle qui se rapprocherait au plus près de la vérité de l'instant qu'elle souhaite si ardemment capter, Antonia était devenue journaliste. Elle débute dans un journal local où elle a l'impression que ce qu'elle montre est inutile (tournoi de pétanque, réunion des nationalistes corses qu'elle perçoit comme de la mise en scène qu'elle ne ferait que répercuter, etc…). Puis, cherchant à donner du sens à ses photographie, elle part dans les pays en guerre.
« Elle lui parle des photos qu'elle a prises. du choc qu'elles vont certainement provoquer si elles sont publiées. Il essaye de la détromper gentiment. Aucune photo, aucun article n'a jusqu'ici provoqué aucun choc, si ce n'est peut-être le choc inutile et éphémère de l'horreur ou de la compassion. Les gens ne veulent pas voir ça et s'ils le voient, ils préfèrent l'oublier. Ce n'est pas qu'ils soient méchants, égoïstes ou indifférents. Pas seulement, du moins. Mais c'est impossible de regarder ces choses en sachant qu'on ne peut strictement rien y changer. On n'a pas le droit d'attendre ça d'eux. La seule chose qui est en leur pouvoir, c'est détourner le regard. Ils s'indignent. Et puis ils détournent le regard. »
Si elle pensait au départ pouvoir saisir la vérité de l'être dans une photo, toute vérité est-elle pour autant bonne à dire ? A montrer ? A dénoncer ? Est-ce un devoir de montrer ce qui existe, même quand il s'agit de ce que l'homme fait de pire, afin que personne ne puisse ignorer et rester passif ? Ou est-ce obscène de montrer des situations à des gens qui n'ont pas le pouvoir de les changer ? L'obscène est-il dans la photographie ou dans le fait que ce que montre la photo existe ?
« Que cette photo soit obscène, c'était indiscutable pour Antonia, comme ce devait être également indiscutable pour Kevin C lui-même et c'était sans doute la raison pour laquelle il l'avait prise, afin que nul ne puisse prétendre ignorer l'obscénité du monde dans lequel il consentait à vivre. »
L'auteur, sans jamais imposer son point de vue ni celui des personnages, nous encourage au moins à y réfléchir à l'aide de situations concrètes, d'arguments contraires, d'influences diverses (religions, vécus, etc…).
« Elle se sent de plus en plus mal à l'aise avec l'idée que les photos qu'elle a prises aujourd'hui pourraient être publiées. Même si un magazine les acceptait, elle ne voudrait pas que des yeux étrangers puissent se poser avec curiosité ou indifférence sur le désastre complet dont elle a aujourd'hui été témoin. Ce désastre, elle ne veut pas le dupliquer. »
Au total, j'ai trouvé dans ce livre une plume riche, sensible et généreuse comme je les aime, un auteur philosophe qui a guidé ma réflexion sur un thème toujours d'actualité, et beaucoup d'émotions venant du récit et des personnages.
Que ce soit pour le roman en lui-même, la plume, ou les réflexions qu'il a le mérite d'initier sur un thème qui nous concerne tous plus ou moins, je suis contente d'avoir découvert Jérôme FERRARI à l'occasion de cette rentrée littéraire.
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