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Critiques de José María Arguedas (32)
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Diamants et silex

Dans son village à l’intérieur des terres andines, Mariano est différent, peu bavard, sensible, « à l’allure d’un enfant muet et endormi ». Son frère aîné ne conçoit que mépris et honte pour ce simple d’esprit et l’expédie dans un gros bourg lointain au-delà de la cordillère.

Là, accompagné de son faucon domestiqué, Mariano Le Simple est remarqué par Don Aparicio, un important propriétaire terrien qui le prend à son service comme gardien de maison mais surtout pour ses talents de musicien. Car Mariano est un harpiste formidable qui fait jaillir de son instrument des notes merveilleuses capables d’émouvoir les cœurs les plus endurcis.

Le riche Don Aparicio règne en seigneur tout puissant sur la ville divisée en quartiers indiens, métis et notables. Sensuel, fiévreux, tourmenté, il use et abuse de son statut de maître, séduisant et abusant les indiennes qu’il enlève à leur famille et éloigne de leur village natal pour en faire ses maîtresses.

L’arrivée en ville d’Adélaïde, une jeune fille blonde venant de Lima avec sa mère, va jeter le trouble dans le cœur du jeune homme arrogant qui multiplie dès lors les offrandes et les cadeaux afin de la séduire.

Mais cette nouvelle volonté de conquête va mettre la population locale en émoi. En attisant jalousie et peine, Don Aparicio va bouleverser l’équilibre de la petite ville et l’entraîner dans une tragédie dont Mariano se fera l’innocente victime.



Avec « Diamants et silex », l’écrivain et ethnologue péruvien José Maria Arguedas (1911-1969), grande voix de la littérature sud-américaine, s’éloigne des mouvements politiques et révolutionnaires représentés dans « El Sexto » - puissant témoignage dans lequel il pointait les outrages faits au Pérou sous la dictature de Benavides à travers la dénonciation des conditions d’incarcération dans le grand pénitencier de Lima - mais il n’en demeure pas moins un écrivain engagé et un fervent militant de la cause des Indiens dominés par un système hiérarchique et clanique très féodal : les métis et les grands propriétaires terriens issus de la conquête espagnole d’un côté et les ethnies indiennes de l’autre.



Avec ce bref roman, nous quittons la côte et sa capitale pour une incursion à l’intérieur des terres andines, dans la sierra où vivent les indiens Quechua de la Cordillère des Andes, un voyage magique au sein d’un univers enchanté mais où, là-aussi, le cœur de l’homme s’ombrage dans la violence et la brutalité, à l’image d’une nature aussi puissante qu’exaltante, aussi généreuse que cruelle.

Et c’est bien là que réside la force de ce court texte, non pas tant dans l’histoire que dans l’attrait qu’elle suscite par ses grandioses descriptions d’un monde encore tout imprégné de légendes, de magie, de sortilèges et d’animisme, que José Maria Arguedas, en ardent promoteur de la culture andine, brosse en un tableau flamboyant, restituant ainsi la parole des peuples de la Cordillère à travers leurs coutumes, leurs mythes, leurs rites et leurs folklores.

Ponctué de termes (musicaux, floraux…) et d’expressions quechua, le récit est avant tout une immersion dans le Pérou des traditions nous permettant de découvrir les us et coutumes des communautés indiennes, des costumes traditionnels, aux rituels d’enterrement en passant par les chants et musiques folkloriques….Des populations révélées aussi par le biais de croyances profondément animistes et un grand pouvoir octroyé à la nature sur le comportement de l’homme.



On parle souvent de réalisme magique en parlant de la littérature latino-américaine. On pourrait aisément l’invoquer dans le cas de « Diamants et Silex » tant la réalité la plus brutale vient s’inscrire dans une fiction offrant la saveur et la puissance d’envoûtement des contes, une dualité qui fait d’ailleurs écho aux propres déchirements du pays, longtemps divisé entre le monde traditionnel des communautés andines et le monde hispanophone occidentalisé et moderniste des régions côtières.



José Maria Arguedas n’a jamais cessé d’être tiraillé entre l’indigénisme qu’il évoque dans ses récits et une pensée davantage occidentalisée et adaptée au monde contemporain.

Portée par une écriture puissante, à la fois lyrique et poétique dans les descriptions des décors naturels et au plus près du réel dans la représentation du système archaïque et asservissant du pays, l’œuvre littéraire de José Maria Arguedas s’inscrit dans le désir d’une identité culturelle péruvienne qui serait issue du métissage entre les deux mondes.

Mais tourmenté par les constants clivages nationaux, les nerfs fragiles, dépressif, l’auteur finira par mettre fin à ses jours en 1969.

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Yawar fiesta : la fête du sang

Dans ce magnifique roman aux airs d'épopée, José Maria Arguedas, écrivain majeur du courant littéraire indigéniste, met en scène le conflit culturel qui existe entre la Sierra (les gens d'en haut) et la capitale Lima (ceux d'en bas), au travers de la corrida indienne qui a lieu chaque année pour la fête nationale à Puquio, petite ville des Andes. C’est aussi le tableau d’une opposition sociale, notables dominants et prédateurs soutenus par les institutions contre modestes villageois, où tout rejoue le drame premier de la conquête de cette terre andine par l’empire espagnol.



Comme dans toute son oeuvre, José Maria Arguedas sait superbement imposer la voix authentique de la culture andine sans jamais sombrer dans l'utopie archaïque.
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Tous sangs mêlés

Ce roman passionnant et ambitieux d'Arguedas est une oeuvre à plusieurs voix très réussie sur le thème du Pérou en pleine mutation à la fin des années 1950 et plus particulièrement la région andine, annonçant la fin d'une domination terrienne coloniale et l'avènement d'un capitalisme industriel soutenu par de grands intérêts internationaux.



L'intrigue de cette oeuvre , écrite comme un vaste poème épique, se développe autour d'un axe central incarné par deux frères, l'un entrepreneur ambitionnant la modernisation économique du Pérou, et l'autre frère grand propriétaire terrien conservateur.

José Maria Arguedas évoque avec brio l'effritement du pouvoir terrien au profit d'un nouveau capitalisme, celui très prédateur des grands trusts miniers et les conséquences sociales et économiques pour les populations indiennes prolétarisées.

De multiples voix assurent la narration de ce roman, illustrant à merveille une société péruvienne en tension et devenue terriblement conflictuelle.

Tous sangs mêlés consacre surtout l'avènement d'un mouvement indigène qui prend conscience de ses valeurs communautaires, de son identité comme de son exploitation et s'ouvre à la révolte.

En tentant de comprendre les grandes mutations de son pays, Arguedas révèle combien il souhaite un Pérou réconcilié dans toutes ses identités.
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El Sexto

Dans les années 1930, le Pérou, soumis à la dictature du général Benavides, est corrompu jusqu’à la moelle.

Délation, vengeance, rackets…une élite de nantis, aidée par les gringos ont fait de ce pays une terre de violence, de misère et de peur.

Lorsqu’il pénètre dans El Sexto, le jeune Gabriel, étudiant arrêté lors d’une manifestation contre le régime, comprend que sa vie ne sera jamais plus comme avant et qu’il lui faudra avoir le cœur bien accroché pour survivre à cette geôle broyeuse d’individus, aussi vétuste que sinistre et puante.

Car El Sexto, c’est l’enfer sur terre…



El Sexto, immense pénitencier en plein cœur de Lima, gigantesque prison aux relents d’immondices, bateau ivre aux airs de paquebot navigant aux enfers.

El Sexto, ses cellules, ses passerelles, ses murs noirs et sa pestilence, ses prisonniers accoudés aux rambardes.

El Sexto, lieu de dépravation, de trafic et de vice où l’intimité n’existe pas, où tout se sait et tout se voit.

El Sexto, où la corruption des gardiens et des dirigeants laisse sévir en toute impunité les pires exactions, viols, règlements de compte, prostitution, commerces illicites.

El Sexto, ses tortures, ses sévices et sa perversion, qui fait de l’homme un animal, jusqu’à en perdre la raison.

El Sexto, construit sur un modèle pyramidal, selon un système carcéral des plus archaïques.

Au rez-de chaussée, la lie de la terre, assassins, clochards, miséreux ramassés dans la rue.

Au premier, les droits communs, voleurs, escrocs, violeurs, et bon nombre d’innocents incarcérés par délation.

Au second, considérés comme « au Paradis » car un peu mieux lotis, les prisonniers politiques, intellectuels et révolutionnaires, principalement membres de l’APRA et du parti communiste, deux organisations politiques au combat identique mais aux idées divergentes.

El Sexto, c’est le faciès ignoble du grand assassin noir Estafilade faisant l’appel à la grille dans un long ululement lugubre, c’est la bassesse de Maravì et son trafic de rhum et de coca, c’est le corps malmené, violenté, soumis, de Fleur, jeune homme sacrifié sur l’autel de la dépravation.

El Sexto, c’est aussi des moments de partage, de solidarité, de poésie, comme la voix d’ange de l’homosexuel Rosita lorsqu’il se met à chanter, comme les hymnes patriotiques des politiques, comme l’œil bleu de Càmac le sage, comme le courage du Piurano , comme la droiture de Gabriel, comme la langue quechua ou comme le soleil rouge qui se couche sur Lima et que l’on contemple accoudé aux rambardes.



« Une école du vice et une école de la générosité », c’est en ces termes que l’écrivain péruvien José Marìa Arguedas (1911-1969) qualifiera son incarcération en 1937 au pénitencier d’El Sexto.

José Marìa Arguedas, c’est ce jeune Gabriel sans parti qui, ses belles idées en bandoulière, son utopie et sa soif d’espérance en un monde meilleur, pénètre dans l’antre de la déperdition et du désespoir.

De ces huit mois de réclusion, naîtra cette fiction autobiographique, témoignage saisissant de réalisme cru des conditions de vie et de détention dans la plus sinistre des prisons péruviennes.

Ecrit vingt ans plus tard l’arrestation d’Arguedas, paru en 1961, « El Sexto » n’est pas à proprement parler un énième documentaire sur la vie en prison et l’univers carcéral.

Le roman s’articule avant tout sur les aspects politiques, les terribles iniquités et les graves corruptions qui entachent le Pérou sous le régime de Benavides.

Les deux grands mouvements d’opposition, les deux frères ennemis, l’APRA (Alliance Populaire Révolutionnaire Américaine, fondée par Haya de la Torre) et le parti communiste péruvien, s’affrontent avec rage dans des dialogues et des envolées vigoureuses, au sein même de ce microcosme de désespérés. Le combat pour la liberté du Pérou se fait ici, entre les murs de la prison, au mépris des violences qui sévissent au quotidien entre les individus.

Dans une langue puissante et obsédante, Arguedas pointe les outrages faits au Pérou sous la dictature, un pays contraint à la misère, vendu, bradé, sous-développé. A travers son système carcéral dégradant et vétuste, c’est le cœur même du pays qui est ici représenté.

Ecrivain engagé, fervent défenseur des indiens et de la langue quechua, José Marìa Arguedas, s’est suicidé en 1969 d’une balle dans la tête. Son roman traduit pour la première fois en français est un classique de la littérature sud-américaine.



188 pages irritantes, douloureuses, bouleversantes, où le lecteur vit du dedans, quasi physiquement, l’enfermement, la concentration, l’Enfer d’El Sexto. Le grande grille s’ouvre dans un long grincement et se referme avec fracas…Le lecteur sort du livre, sort d’El Sexto, éprouvé, endolori, meurtri…libre, il peut enfin respirer.

Lu dans le cadre de l’opération Masse Critique, merci à Babelio et aux éditions Métailié pour cette lecture certes éprouvante mais très enrichissante.

Il y avait « Si c’est un homme » de Primo Levi, il y avait « Une journée d’Ivan Denissovitch » d’Alexandre Soljenitsyne, il y a maintenant « El Sexto » de José Marìa Arguedas.



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Le renard d'en haut et le renard d'en bas

Dans une langue crue et travaillée par toutes les formes de métissages, José María Arguedas autopsie le Pérou sous l'angle des relations de domination et d'exploitation. Cette tentative expérimentale romanesque et sociologique lui malheureuse sera fatale.



Article complet à retrouver sur le blog :
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El zorro de arriba y el zorro de abajo

Ce dernier roman de José Maria Arguedas se situe à Chimbote, petit village de pêcheurs devenu une énorme usine de farine de poisson, lieu de confluence des gens de la sierra et ceux de la côte, venus y travailler. Arguedas saisit avec brio le bouillonnement de ce nouveau Pérou aux cultures mêlées qui est en train de se développer sur la côte. Le roman quitte la fiction et devient le journal intime dramatique d'un homme traversé d'angoisses.

Si le point final de ce roman-testament reste pessimiste, le message général est conforme à l'engagement de l'auteur, conviction de toute une vie : croire dans l'avenir d'un pays plein d'énergie, capable de surmonter les murs d'une société de castes pour que le peuple péruvien vive enfin en paix.
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Les fleuves profonds

Le jeune Ernesto accompagne son père avocat itinérant dans les Andes et doit à 14 ans entrer dans un collège religieux. Orphelin de mère et confié à une communauté andine qui prend en charge son éducation, Ernesto se partage entre deux cultures, indigène et hispanique, la première prédominante, la seconde lui permettra de trouver sa place dans la société. Fuyant la brutalité du collège, Ernesto se réfugie dans les cafés populaires ou sur les rives du fleuve Pachachaca. Ernesto partage les tensions, les injustices et les violences sociales du monde andin. Si dans la première partie du roman, les indigènes sont victimes, dans la seconde partie, ils s'éloignent de la traditionnelle image de peuple passif et dépourvu de culture que véhiculent les grands propriétaires terriens. La richesse et la vitalité des Andes s'imposent face aux forces d'oppression et de destruction. Aux yeux d'Ernesto, le cours de l'histoire peut s'inverser et le mythe de la théologie de la libération tend à s'imposer : les protagonistes victimes deviennent emblème de révolte tandis que toutes les valeurs s'inversent. Une oeuvre d'apprentissage magistrale, où les Andes sont un protagoniste de fond tout en beauté, en musique et en vitalité.
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J.M.A Los rios profundos

Le jeune Ernesto accompagne son père avocat itinérant dans les Andes et doit à 14 ans entrer dans un collège religieux. Orphelin de mère et confié à une communauté andine qui prend en charge son éducation, Ernesto se partage entre deux cultures, indigène et hispanique, la première prédominante, la seconde lui permettra de trouver sa place dans la société. Fuyant la brutalité du collège, Ernesto se réfugie dans les cafés populaires ou sur les rives du fleuve Pachachaca. Ernesto partage les tensions, les injustices et les violences sociales du monde andin. Si dans la première partie du roman, les indigènes sont victimes, dans la seconde partie, ils s'éloignent de la traditionnelle image de peuple passif et dépourvu de culture que véhiculent les grands propriétaires terriens. La richesse et la vitalité des Andes s'imposent face aux forces d'oppression et de destruction. Aux yeux d'Ernesto, le cours de l'histoire peut s'inverser et le mythe de la théologie de la libération tend à s'imposer : les protagonistes victimes deviennent emblème de révolte tandis que toutes les valeurs s'inversent. Une oeuvre d'apprentissage magistrale, où les Andes sont un protagoniste de fond tout en beauté, en musique et en vitalité.
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Diamants et silex

Très joli petit opuscule lu en 2h dans le cadre de Masse Critique, presque une nouvelle, donc.

Il y est questions de musique (harpe), d'indiens et de métis, de maîtres et de serviteurs et de la toute puissance des premiers sur les seconds.

Mariano, jeune indien de la cordillère péruvienne, musicien et simple d'esprit est emmené loin de son village par don Aparicio comme gardien de sa maison et harpiste à son service. Don Aparicio est un jeune maître arrogant qui s'arroge tous les droits, y compris le droit de cuissage des indiennes des environs... Il faut lire la biographie d'Arguedas et la préface de Mario Vargas Llosa pour comprendre ce dont il parle et où il veut en venir, mais cela n'a pas suffi à me convaincre et je n'ai pas du tout été emballée, ni par le style ni par l'histoire... J'essaierai peut-être un autre roman d'Arguedas... Merci à Babelio et aux éditions de l'Herne
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El Sexto

En 1937, l'auteur José María Arguedas (Pérou 1911-1969) suit des études de lettres à Lima tout en gagnant sa vie comme employé des postes.



C'est l'époque au Pérou de la dictature du général Benavides.



L'auteur est arrêté pour ses engagements politiques antifascistes et il est transféré au tristement célèbre pénitencier El Sexto, qui a disparu depuis pour laisser place à un hôtel de luxe.



El Sexto c'est un univers carcéral qui marque par sa vétusté et sa dangerosité.

Là s'y trouvent rassemblés des prisonniers politiques et de droit commun.

Une hiérarchie très stricte y règne selon trois niveaux qui nous font penser aux cercles de l'Enfer de Dante!



Tout en bas, au rez-de-chaussée, ce sont les droits communs, les criminels.

Au premier étage, les petits délinquants.

Le deuxième étage représente le "paradis" avec les prisonniers politiques qui bénéficient de conditions de vie améliorées par rapport à leurs congénères du rez-de-chaussée.



Dans ces murs, une vie quotidienne marquée par la violence, la corruption.

Les habitants du "paradis" connaissent des heurts idéologiques entre eux: le Parti communiste et l'Apra (alliance révolutionnaire américaine) s'affrontent quotidiennement.

Ici les droits communs font régner leur loi de la jungle: prostitution, trafic de drogue.. une économie parallèle se développe ainsi qu'une société extrêmement codifiée.



Les maîtres de cet inframonde se nomment Estafilade, Maraví et Rosita, l'homosexuel à la voix d'ange.

Un roman dur, âpre, construit sur des dialogues..



j'ai calé un peu sur la fin en raison de l'âpreté du vocabulaire et des situations mais force est de constater et de souligner la qualité de témoignage de cette oeuvre, témoignage sur l'emprisonnement, la répression des Droits de l'Homme, la cohabitation, la promiscuité et la dangerosité des prisons, ce qui est toujours d'actualité, malheureusement, ou tout au moins dans cette région du monde.



L'auteur, enfin, a eu un rôle important dans le mouvement indigéniste-latino-américain.

Il a écrit 3 romans dont "Les fleuves profonds" que j'avais beaucoup aimé.
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Diamants et silex

Extrait de la Préface de Mario Vargas Llosa à : "Diamants et Silex" de José María Arguedas.

« Dans les romans de José María Arguedas, sommes-nous encore dans un monde réaliste, celui du romancier-ethnographe, ou bien dans un univers où, suivant les conceptions animistes, les êtres naturels partagent avec les hommes les attributs de l’esprit, et de la sagesse du cosmos vivant ? En effet, dans la réalité fictive d’Arguedas, la musique, une des formes les plus élevées de la vie et de la conscience, est aussi l’expression du sacré naturel, de cette vie lucide et secrète qui bat au sein de la nature. Faire de la musique est une opération magique qui permet d’appréhender l’âme de la vie matérielle et de communiquer avec elle. C’est en ce sens que Diamants et silex est un véritable roman amérindien : et c’est là, au cœur de la nature, que les vingt harpistes et kénistes de la capitale de la province reçoivent un message, charrié par les eaux tumultueuses du grand fleuve:



●“La nuit du 23 juin, les musiciens descendaient le long des ruisseaux torrentiels qui se jettent dans le fleuve principal, ce grand fleuve profond dont les eaux rejoignent la côte.

Là, sous les grandes cataractes que les torrents façonnent dans la roche noire, les harpistes "écoutaient".

C’est la seule nuit de l’année où l’eau, en tombant sur la roche et en roulant dans son lit lustré, crée des mélodies nouvelles !... Chaque maître harpiste a sa paklla* secrète. (* Ou pak’cha, esprit de l’eau, lié au lieu, souvent une cascade ou une source NDA). Là, il s’avance, de face, et il se jette à l’eau, caché sous les panaches des joncs et des grands roseaux musiciens ; certains se suspendent au tronc des poivriers, au-dessus de l’abîme où le torrent se précipite et pleure. Le lendemain et pendant toutes les fêtes de l’année qui suit, chaque musicien joue des mélodies jamais entendues, vraiment inouïes, qui nous touchent directement. Le fleuve leur a dicté une harmonie nouvelle, droit au cœur.”



●“ Les touffes de genêts parfumaient la campagne nocturne. Les fleurs formaient des taches claires sur les berges du grand fleuve, comme des îlots fantômes ou de petits astres éteints. Le déclin de la lune n’assombrissait pas les étoiles du ciel ; elle se rapprochait de la crête diamantine des montagnes, sur un côté du ciel sans nuage ; sous sa lumière paisible les étoiles brillaient sans blesser la vue. Les choses du monde ne s’harmonisent jamais aussi bien que sous cette lumière. La splendeur des étoiles parvient jusqu’au tréfonds, jusqu’à la matière des choses, leur substance intime : les monts et les fleuves, la couleur des bêtes et des fleurs, le cœur humain, dans la transparence ; et tout se confond, tout s’unit grâce à cette splendeur silencieuse. La distance disparaît. L’homme galope mais les astres chantent dans son âme, ils vibrent dans ses mains. Le ciel n’est pas lointain. La jeune fille avait cette transparence…”



●“ Don Mariano s’assit au soleil, à la porte de la sellerie. Les abeilles, affairées, poursuivaient leur œuvre de vie. Les mouches, quant à elles, délaissant un moment leur travail de mort et de résurrection, jouaient sur les plaques humides du sol ; quelques-unes se poursuivaient, se rattrapaient, s’échauffaient ensemble, bourdonnaient sur une fréquence différente de celle des abeilles. Une petite araignée, au corps renflé et aux pattes courtes, avec sa traîne de soie fine, agitait ses petites pattes de devant, presque entièrement cachée derrière une pierre poussiéreuse, aux aguets. Le musicien était très attentif aux petites bêtes, il les percevait noyées dans ses propres larmes. « ─ Qu’est-ce qui me fait pleurer, maman ! Qu’est-ce qui me fait pleurer ? » se demanda-t-il en quechua. Et c’était bien le monde qui le faisait pleurer, le monde entier, la demeure magnifique, éprise de l’homme, de sa créature. ”



Il n’existe donc pas vraiment de frontières entre l’humain et la nature ; celle-ci a une âme et la musique qu’elle dicte aux musiciens dans cette fantastique cérémonie nocturne, la veille de la Saint-Jean, est la voix de son esprit(1). Arguedas est un écrivain original, unique, qui a donné au monde quelque chose qui n’existait pas avant lui, un mensonge convaincant où d’autres hommes ─ d’ici ou d’autres géographies, de notre temps ou de l’avenir ─ peuvent reconnaître, dans les visages cuivrés et les jeux criards des petits écoliers, dans la tendresse de ces femmes du peuple des montagnes, chez ces comuneros(2) hiératiques, dans cette faune spirituelle et cette orographie magique, un mythe qui pérennise, une fois de plus, la protestation d’un créateur contre l’insuffisance de la vie. » Mario Vargas Llosa.



(1) [ À ce moment sublime*, subtil, volatil, vite subtilisé, on ressent vraiment, au creux des fibres vivantes du roseau vibrant accordé à la vibration de fond de l’univers, ou sous l’ondulation de la corde, au tremblement de la peau, au « creux néant musicien » de Mallarmé, on ressent enfin cela qu’on pressentait déjà : malgré les apparences, il y a une unité de l’humain, il y a une unité du vivant, il est une unité du créé entier… Une vibration commune anime le tout, qui permet la rencontre de la matière et de l’esprit, système-ensemble traversé par une même Énergie. *(Sublime au sens étymologique : transfrontalier, ce qui va au-delà, comme une porte d’éternité fulgurante et d’infinitude, masse critique en suspend indéfini, esseuillé ─ c'est-à-dire à la fois hors effet de seuil et hors esseulement ─ mais aussi au sens physique, psychanalytique et métaphysique de sublimation). NDLR: Helgé, lglaviano ]

(2) comunero : américanisme du castillan qu’on peut traduire par «villageois» ou «paysan» (notion d’enracinement de l’Indien dans un terroir) ou «communards» (notion de militantisme pour un mode de vie et de structuration sociale héritées des traditions ancestrales amérindiennes), c’est le membre d’un ayllu (foyer, quartier ou communauté indigène). En kechwa on dira : cumunkuna. NDLR: Helgé, lglaviano

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Yawar fiesta : la fête du sang

L’ŒUVRE D’UN GRAND ÉCRIVAIN NOBÉLISABLE ET D’UN "HONNÊTE HOMME" :

Oui, c'est un chef d'œuvre! On peut dire que la description qui est faite ici dans la présentation (résumé) du livre par "Scarbo" est particulièrement juste : il y a une vraie dimension épique dans l'affrontement, que met en scène ce récit, entre les populations autochtones amérindiennes et le groupe des notables (colons et grands propriétaires blancs, les "mistis"), entre la sierra indienne et la côte créole et "blanche", affrontement qui rejoue à sa façon le grand traumatisme et le choc civilisationnel que fut la "conquista", par une poignée d'aventuriers espagnols, du grand empire inca au XVIe siècle.





L'observation précise des faits, des coutumes et des peuples est extraordinaire et révèle l'ethno-anthropologue savant que fut aussi Arguedas, ainsi que l'enfant sensible et émerveillé qui découvrit très jeune ces modes de vie et traditions autochtones, puis à l’adolescence avec son père (voir le roman suivant, en partie autobiographique, « Les fleuves profonds »). Auparavant, orphelin de mère très tôt, à deux ans, et son père s’étant remarié, souvent absent (il était avocat itinérant), sa marâtre et sa fratrie du côté de sa belle-mère l’obligeaient à vivre avec les serviteurs indiens. C'est auprès d'eux qu'il découvre la culture et la langue quechua (qu’on écrit kechwa dans la langue). En 1921, à l’âge de dix ans, il s’échappe de la tyrannie de sa belle famille avec son frère Aristide. Ils se sont réfugiés dans une communauté indigène de la Hacienda Viseca, où ils vécurent deux ans en contact étroit avec les Indiens, parlant exclusivement leur langue, apprenant et vivant leurs coutumes… Jusqu’à ce que, en 1923, les recueille leur père, qui les emmena dans son itinérance à travers les villages et les villes de la sierra, permettant ainsi au jeune José María de parfaire sa connaissance du monde andin, pour finalement s’établir en Abancay, la capitale du département d’Apurímac (centre-sud du Pérou).

Comme romancier, figure phare de toute la mouvance indigéniste, et ayant contribué à la renouveler, José María Arguedas rejoint Ciro Alegría, son compatriote et contemporain, dans la tentative délibérée, complexe, et plus réussie que jamais d’envisager, de décrire "de l’intérieur" l’Indien des Andes, et dans le dessein de portraiturer le visage composite de la réalité péruvienne, de désigner précisément, sans faux-fuyants culpabilisés et sans illusion historique, la confluence de « tous les sangs mêlés » de son identité. Ceci est dû en bonne partie au fait qu’il est originaire de la sierra du centre-sud du Pérou (régions d’Ayacucho, Apurímac, et Cuzco, soit le cœur même du Tawantinsuyu, l’empire Inca), qui est toujours restée plus liée à la langue kechwa et à l’héritage pré-hispanique que la sierra du nord, celle de Ciro Alegría et de César Vallejo. Alors, dès le début de son écriture, Arguedas se place du point de vue de l’Indien et exprime sa vision à la fois réaliste, ancrée dans le quotidien, et imprégnée d’un "fantastique concret", parvenant à une intensité esthétique et une identification avec l’optique populaire sans équivalent dans la littérature hispano-américaine (si ce n’est peut-être, plus tard, dans les romans et nouvelles de l’écrivain mexicain Juan Rulfo, ou bien sûr du colombien García Márquez), dans une démarche qui se situe au sein des grands courants de celle-ci mais de façon vraiment originale, qui tient à la fois du « réalisme merveilleux » promu par le cubain Alejo Carpentier et du « réalisme magique » d’un García Márquez (dans «Cent ans de solitude», «…Histoire de la candide Eréndira…», «Les funérailles de la Grande Mémé» ou «Chronique d’une mort annoncée», cette dernière très proche dans sa fatalité tragique et cosmique d’un autre roman d’Arguedas : «Diamants et silex»).

De fait, les récits d’Arguedas des années 1935-1954, en particulier le charmant conte «Warma Kuyay» (dans le recueil «Agua»), et ce vigoureux roman-ci de «Yawar fiesta», témoignent de ce sentir-être-entre-deux-mondes d’Arguedas : blanc de naissance (il était issu d’une famille riche d’"hacendados", les "établis" par l’empereur Charles Quint en récompense des conquêtes et dons faits à la couronne), mais Indien de cœur. Parfaitement bilingue, il a d’abord appris le kechwa et nourri son enfance de culture andine (musique, chants, danses, cosmogonies, récits fondateurs, croyances) plus que de culture occidentale, qu’il a fini par connaître solidement tant dans sa jeunesse étudiante (il a fait une licence de littérature, puis plus tard un doctorat d’ethno-anthropologie) que dans sa maturité, mais en la "transculturant" notablement : en effet, il a "quechuisé" l’idiome espagnol et subverti l’écriture romanesque bourgeoise moderne avec des éléments empruntés à la tradition orale (y compris des chants, même aux moments-clés de la narration) et à la pensée mythique (chamanisme, danse rituelle "des ciseaux": la « danza de tijeras » , amarus, etc.).





Publié en 1941 et, dans une nouvelle version en 1958, Yawar Fiesta raconte les mouvements et conflits qui agitent un gros bourg des Andes péruviennes quand les autorités de Lima interdisent la traditionnelle corrida locale, indienne, donnée rituellement tous les ans à l’occasion de la fête nationale, pendant laquelle les habitants des villages affrontent dans les rues et sur la place centrale les taureaux. Or cette année la corrida s’annonçait mémorable avec la venue espérée du taureau le plus puissant et sauvage de la région, véritable mythe vivant, un vrai totem : le “Misitu”. Le gouvernement central ordonne que la dite corrida sauvage soit remplacée par une corrida moins féroce et dangereuse, "civilisée", de type espagnol, et menée par des toreros professionnels dans une arène fermée entourée de tribune. Le titre original du roman, bilingue, mi-kechwa (Yawar : le sang) /mi-espagnol (la fiesta : la fête, et donc, littéralement «la fête sanglante»), indique le thème plus général, caractéristique de toute l’œuvre d’Arguedas, de la coexistence et du contraste entre les Indiens, dont on célèbre la dignité et les traditions, la détermination unitaire malgré la joute aux rivalités simulées, et les blancs, maîtres des lieux, qui résistent aux nouvelles dispositions (contraires à des traditions qu’eux aussi ressentent comme leur appartenant en propre, comme une particularité locale qu’ils ont intégrée à leur identité), mais qui ne se risquent pas à s’opposer au sous-préfet, représentant l’autorité gouvernementale, et incarnant la "civilisation" hispanique occidentale dominante à laquelle ils souhaitent se rattacher : les voilà pris en flagrant délit de conflit identitaire, mais honteux et culpabilisé, et donc complètement intériorisé.

Le roman se terminera par le triomphe du peuple indien ; les toreros indigènes feront irruption dans l’arène, remplaçant le torero espagnol intimidé puis terrifié. Avec «Les fleuves profonds», «Yawar fiesta» est sans conteste le meilleur roman d’Arguedas. Il nous offre un tableau haut en couleur de la vie sociale complexe du Haut-Plateau andin, où l’aspect ethnique s’entrecroise avec des facteurs socioéconomiques et culturels d’une richesse et d’une subtilité infinies. L’écrivain péruvien réussit à témoigner encore ici de toute la sensibilité indienne, et en particulier dans la langue il transmet une certaine musicalité de type choral, laquelle dans «Yawar fiesta» se coule dans le son omniprésent des instruments autochtones [Wakawak’ras(1), charango(2), harpe andine(3), grandes flûtes des hauts-plateaux(4)], vrais motifs structurant en leitmotiv le roman dans son ensemble.





Car la langue d'Arguedas est riche et poétique, musicale, au souffle puissant ; elle aussi trahit une féconde dualité linguistique entre le castillan et le kechwa (la langue vernaculaire des Indiens des Andes et des anciens Incas), son récit est parsemé de "quechuismes" dont la lecture est facilitée par les notes du traducteur en cours de texte, et le glossaire complet à la fin (qui n'est pas si long en fait : Arguedas a choisi les mots et les concepts les plus importants, les plus fréquemment employés par les Indiens, et les plus révélateurs de leur vision du monde). Quechuismes dont on prend facilement l’habitude, si bien que très vite, on n’a plus besoin de consulter le glossaire (sauf exception, alors le traducteur vient à notre secours et propose une note en cours de récit). Mais, au-delà de ce vocabulaire "métissé" ou en fusion (comme on parle de « musique-fusion »), depuis son premier roman « Agua » (1935), et plus encore dans ce roman-ci, il s’est confronté à un problème stylistique crucial pour lui : trouver une langue "naturelle" dans laquelle ses personnages indigènes (à l’époque monolingues kechwas exclusifs) pourraient s’exprimer en espagnol (car dans ses romans en castillan, ce serait tout de même trop lourd de faire constamment de la "V.O. sous-titrée" !), et sans que les dialogues sonnent faux. Problème qu’il a résolu de façon originale et pertinente par l’emploi d’une sorte de "langage inventé", assez inouï : sur une base lexicale fondamentalement espagnole, il a greffé le rythme syntaxique et l’ordonnancement du kechwa. Ce qui donne son style si particulier et reconnaissable, si profondément typique et savoureux qu’on se croirait dans les banlieues andines des gros bourgs de l’intérieur, ou au cœur d’un « ayllu » (quartier ou communauté indigène). Mais qu’on se rassure : cette trouvaille stylistique n’altère en rien la parfaite lisibilité du récit, avec ses suspenses, ses rebondissements, sa colère blanche contenue qui sourd au détour d’une phrase ou d’une réplique méprisante d’un notable ou d’une autorité envers l’Indien.





« Yawar fiesta » pose enfin, dès 1941, le problème de l’expropriation inique des Indiens des hauts plateaux, couverte par le gouvernement de Lima et par les autorités locales tout acquis aux intérêts des notables, et des diverses exactions qu’ont subies les habitants des communautés indigènes de Puquio, dans la province de Lucanas (département d’Ayacucho), symboles du Pérou entier. Mais dans cette œuvre, l’auteur rompt avec quelques-unes des conventions du roman indigéniste traditionnel, en soulignant la dignité de l’autochtone qui a su préserver ses coutumes ancestrales malgré le mépris dans lequel les tiennent les classes dominantes et les pouvoirs publics. Ce triomphalisme est en soi plutôt inhabituel selon les canons indigénistes, généralement plus misérabilistes, et donne à comprendre le monde andin comme un corps soudé, régi par ses propres lois, affronté uniment au modèle occidentalisé dominant sur la côte du Pérou. C’est peut-être en ce sens, et en ce sens seulement, que le terme d’ « utopie » qu’emploie Vargas Llosa pour stigmatiser la position d’Arguedas trouve une certaine justification.

On l’a vu, cette dualité culturelle que José María Arguedas met en scène à la fois dans son style et dans son récit, il l'a vécue dans sa chair, au plus intime de son identité. Elle s'est peu à peu transformée en déchirement et en conscience douloureuse à cause des injustices des classes dominantes envers les Indiens qui ont perduré jusqu'à nos jours. De plus, on l’a vu dans sa biographie, Arguedas vivait un conflit profond entre son amour pour la culture indigène, qu’il souhaitait "intacte", et son désir d’aider l’Indien à sortir de sa misère (et donc forcément, d’une manière ou d’une autre, être obligé de s’acculturer), une distorsion intenable entre nostalgie traditionnaliste et adhésion au progressisme socialiste. Ces contradictions ne sont pas pour rien dans la dépression qui a abouti à son suicide en 1969, à l'âge de 58 ans, malgré sa réussite personnelle et sa reconnaissance sociale, littéraire et politique (il mena à bien aux ministères de l’Éducation puis de la Culture des missions importantes couronnées de succès et assez unanimement saluées, et il fut un universitaire et un directeur de musée très apprécié).

Cette tragédie exprime les déchirures et les clivages de la société péruvienne, laquelle n'a toujours pas surmonté, en fait, le bouleversement et le désastre que fut le génocide physique (par la maltraitance, la surexploitation et le choc biologique des grandes épidémies), économique (avec le pillage des ressources et la déstructuration sociale) et culturel des civilisations amérindiennes précolombiennes, lors de la conquête espagnole. Plus qu'une "réconciliation", Arguedas prône la reconnaissance de la valeur de ces cultures amérindiennes et leur intégration plénière au sentiment et au patrimoine national, assorties des nécessaires mesures de justice sociale envers les populations autochtones. Ce mouvement, amorcé par les idées d'Arguedas qui ont infusé la société péruvienne et même l'ensemble de l'Amérique du Sud, a déjà commencé, mais il est loin d'être achevé.





Sans cette fin tragique et prématurée, avec une œuvre extraordinaire et qui aurait pu se poursuivre, nul doute que José María Arguedas, par l'originalité et la pertinence de son style, la justesse bien informée de ses descriptions, l'ampleur et la générosité de sa vision tant humaniste que "néo-indigéniste", et l'exemplarité de sa conscience universelle, eût naturellement trouvé sa place au sein du prestigieux collège des six grands écrivains nobélisés de l'aire latino-américaine, à savoir, dans l'ordre chronologique: Gabriela Mistral (Chili, 1945), Miguel-Ángel Asturias (Guatemala, 1967), Pablo Neruda (Chili, 1971), Gabriel García Márquez (Colombie, 1982), Octavio Paz (Mexique, 1990), et Mario Vargas Llosa, son compatriote et admirateur péruvien, Nobel en 2010.



Vous pourrez lire aussi ici des commentaires critiques sur les œuvres d'Arguedas que j'ai empruntés à une thèse (de Martine Rens), au chapitre "citations", à chaque page du site consacrée à ces livres.



■ Helgé, alias lglaviano. Ecrit en partie à l’aide des informations trouvées sur le site suivant (en espagnol) : «Biografías y vidas», http://www.biografiasyvidas.com/biografia/a/arguedas.htm





(1)- « Wakawak’ras » (ou encore : Wajrapuko) : sorte de cor au son puissant et guerrier, fait de cornes de taureau creusées et emboîtées les unes dans les autres. Il accompagne le « wak’raykuy » ou chant des coups de corne, et le « turupukllay » la musique qui accompagne les corridas.

(2)- « Charango kirkincho » : adorable petit luth indien généralement à 5 doubles cordes, au son charmant, puissant et cristallin, clair et acidulé, dont la caisse est faite dans une carapace du petit tatou velu des Andes (et aujourd’hui en bois car le tatou kirkincho est protégé). Issu de la vihuela espagnole ou peut-être de la mandoline.

(3)- « El Arpa andina » : petite harpe indienne, qui peut se jouer assis ou debout en ambulatoire portée sur l’épaule afin d’accompagner les « dansak’ » ou « danzantes de tijeras », les danseurs de la danse des ciseaux.

(4)- Grandes flûtes des Andes : soit les « toyos », sikus ou flûtes de Pan géantes ultra graves au son caverneux et percussif, ou encore la « machu kena » ou « ocona » : grande kena (flûte droite à encoche) des hauts plateaux, de 80 à 90 cms, à la voix profonde et grave, au son très chaud velouté et rond, des départements de Puno et Ayacucho au Pérou, qui se joue seule en expression individuelle à la différence des pusipías, lichiwayus, chokelas, autres grandes kenas qui se jouent en troupe, pour une expression communautaire.


Lien : http://www.biografiasyvidas...
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El Sexto

Il ne faut pas lire ce roman comme on lirait n’importe quel autre roman. Celui-ci est un parfait spécimen de la littérature engagée et il faut s’y plonger en ayant bien à l’esprit le contexte politique au Pérou dans les années 30 et aussi le vécu de l’auteur.

José Maria Arguedas dénonce dans El Sexto la dictature de Benavides caché dans le roman derrière le personnage du « Général ».

El Sexto était un centre pénitencier situé au cœur de Lima, il n’existe plus à présent et on trouve à son emplacement un hôtel de luxe. Une idée plutôt de mauvais goût lorsqu’on découvre avec horreur les conditions dans lesquelles étaient enfermés les prisonniers d’El Sexto.

Les prisonniers politiques y côtoient les prisonniers de droit commun selon une hiérarchie stricte. Chaque catégorie a son étage et les relations entre ces étages sont évitées au maximum. Celui qui enfreint les règles s’expose à la colère de ses co-détenus et à d’éventuelles représailles. Ce dont Gabriel, le personnage principal, fait l’expérience. Car Gabriel est, à l’instar d’une poignée d’autres prisonniers, un électron libre. Il ne s’identifie à aucun parti et passe pour un petit bourgeois idéaliste et trop sentimental.

On retrouve à l’intérieur de la prison une sorte de reproduction de la société péruvienne de l’époque que ce soit sur le plan politique ou sur le plan social. On trouve le tyran et ses partisans, ici Estafilade et ses sbires, et les deux principaux partis qui s’opposent : l’APRA dont la doctrine n’est pas clairement définie et est soupçonnée de marcher main dans la main avec les dirigeants mais prétend revendiquer un Pérou libre débarrassé des « gringos » qui exploitent le peuple et le laissent vivre dans la misère, et le parti communiste qui souhaite lui aussi libérer le peuple de l’oppression impérialiste mais qui est accusé par les apristes d’œuvrer pour le compte d’autres impérialistes étrangers que sont les russes.

Le roman s’attarde donc sur les conflits entre les deux partis mais montre en même temps leur possible entente face à un objectif commun : éliminer le tyran. Je dis bien « possible entente » car ces deux forces en présence peuvent aussi malheureusement se neutraliser l’une l’autre. La solution peut alors venir d’ailleurs.

En lisant El Sexto, on est nous aussi enfermé dans cette prison. J’ai suffoqué en même temps que ces occupants et été dégoûtée par certaines scènes surtout quand on réalise que c’est du vécu et que ça se passait donc réellement comme ça. On assiste à la déchéance totale de l’être humain, de sa réduction à l’état de bête et même pire encore si c’est possible. J’ai été révoltée par tant d’injustice, par le cas de cet homme emprisonné uniquement par jalousie, de ce petit garçon accusé à tort de vol par sa patronne et de me rendre compte à quel point l’arbitraire règne. Les « autorités carcérales » ferment les yeux sur tout ce qui se passe à l’intérieur, excepté quelques gardes. Ouf ! Un soupçon d’humanité dans cet enfer !

Je ne m’amuserai pas à critiquer le style ni à étudier les personnages car ce n’est vraiment pas là le plus important dans ce roman. Je l’ai lu comme j’aurais lu le « J’accuse » de Zola. El Sexto est un cri de révolte poignant. Censuré à sa sortie par les autorités, il a circulé « sous le manteau » et est devenu un symbole de la littérature péruvienne et indéniablement un lieu de mémoire du patrimoine culturel péruvien.

Moi qui ne connaissait absolument rien à l’Histoire du Pérou, j’ai beaucoup appris grâce à ce livre.

A découvrir donc absolument.


Lien : http://booksandfruits.over-b..
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Les fleuves profonds

Le roman hésite entre cours d'histoire et de géographie et souvenirs d'enfance voire roman d'initiation. Cela rend la lecture balbutiante. (simple opinion)
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Les fleuves profonds

Au Pérou, dans la province d'Apurimac, le jeune Ernesto va de ville en ville avec son père, avocat itinérant. Lorsque l'oncle d'Ernesto refuse d'aider son père, celui-ci n'a d'autre choix que de confier Ernesto à un collège de jésuites afin d'assurer son éducation. C'est là, enfermé dans la ville d'Abancay, sur les rives du Pachachaca, qu'Ernesto se lie d'amitié avec plusieurs de ses camarades. C'est là aussi qu'il fait rencontre la société péruvienne : entre dominants et dominés, Ernesto apparaît comme un médiateur.



Ernesto a passé son enfance à aller de village en village. Il a appris le quechua très tôt. Maîtrisant également le castillan, il peut ainsi parler à tous : aux fils de grands propriétaires terriens comme aux Indiens qui servent de péons dans les grandes haciendas. Le rapport à la langue est fondamental dans le roman. Le quechua, en particulier, est la langue de la confidence, la langue de la confiance : grâce à elle s'ouvre les cœurs des Indiens, ceux des péons opprimés. Le quechua est la langue des villages de montagne, la langue des chants indiens, les huaynos, qui se transmettent oralement et qui sont spécifiques à chaque village. Le castillan, lui, est la langue des dominants : descendants d'Espagnols, propriétaires d'haciendas, jésuites qui prêchent la soumission de ceux à qui on a volé la terre.



Par ses origines, Ernesto appartient à la catégorie des dominants, même si son père est, par rapport à d'autres pères, relativement désargenté. Par ses goûts, son attirance vers les chants traditionnels, vers les rites magiques (ainsi en va-t-il du zumbayllu, toupie musicale qui aurait le pouvoir de transmettre des messages par-delà les montagnes), il appartient à cette population andine, encore très marquée par la culture inca et quechua et qui, d'un point de vue économique, est à la traîne du Pérou littoral.



Médiateur, Ernesto est aussi un spectateur - actif - du renversement des valeurs que met en scène ce roman. Ainsi, la révolte des femmes pour demander une meilleure répartition du sel est un événément qui bouleverse la petite ville d'Abancay et, avec elle, la vie des collégiens. Ce mouvement populaire, auquel Ernesto participe, provoque l'arrivée de l'armée mais, surtout, elle érige au rang de figure mythique la cheffe du mouvement, dona Felipa, tenancière d'une chicheria. Insaisissable, elle défie ouvertement l'autorité des puissants : l'Eglise, les propriétaires terriens et même l'armée. Cette situation donne une dignité aux Andins. Elle signifie le pouvoir limité de la parole (celle de l'Eglise), de l'argent (des propriétaires terriens) et des armes. La fin du roman, marquée par l'arrivée du typhus dans la ville, propose une remise à plat de toutes les conditions sociales : devant la mort, l'égalité parfaite règne. Plus encore, la maladie est apportée par une folle, dont les collégiens avaient pour habitude d'utiliser le corps comme exutoire sexuel. La mort apparaît ainsi comme une justice divine, apportée par la plus humble et la plus malheureuse des créatures de Dieu.



Mais Les fleuves profonds est aussi un roman de formation à la trame classique. On y lit des histoires de rivalités entre jeunes hommes et des portraits de jeunes gens qui se construisent. Il y a les jeunes gens que l'on admire ou que l'on déteste mais qui, par leur stature, sont au-dessus de la mêlée. Ainsi en va-t-il de Lléras ou de Roméro, d'Antéro aussi. C'est tout une faune curieuse et pourtant terriblement familière que propose Arguedas. Là aussi, Ernesto se place en-dehors du groupe : par son statut de narrateur, par son statut d'étranger (étranger à la communauté d'Abancay), par sa capacité à n'être dans aucun groupe et à accueillir tout le monde.



Le roman frappe, bien sûr, par son érudition et son goût de l'exactitude. Arguedas décrit le microcosme de cette province enclavée de l'Apurimac. Plus encore, il dépeint, avec poésie mais aussi avec noirceur, les réalités multiples de ce Pérou andin dont il fut lui-même un enfant : réalités sociales, réalités topographiques mais aussi, et surtout, réalités magiques.
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Les fleuves profonds

Ce roman écrit par Jose Maria Arguedas, Péruvien, est un plaidoyer pour la reconnaissance de la culture andine, tant indienne, quechua, qu'hispanique et métissée. C'est l'histoire, partiellement autobiographique, d'Ernesto qui a quatorze ans et qui accompagne son père à Cuzco, chez le frère aîné de celui-ci, et visite l'ancienne capitale inca. Il prend conscience de la présence de deux cultures dans les Andes, et des structures de domination survivant dans la société. Sur la route d'Abancay,il se souvient de voyages antérieurs, du bon accueil que leur réservaient autrefois les Indiens. Arrivé au collège religieux où il sera interne, Ernesto remarque la complicité des religieux avec les grands propriétaires terriens qui maintiennent les Indiens dans une situation proche de l'esclavage. A l'intérieur du collège, les jeunes Indiens maîtrisant mal l'espagnol et les fils de grands propriétaires reproduisent les relations sociales de la ville. Un jour, le sel vient à manquer; quand une livraison arrive, les grands propriéataires préfèrent le garder pour leurs animaux. Les métisses de Huanupata se révoltent...

Un grand roman pour défendre la cause andine et la culture andine...

Pour tous les passionnés d'Amérique du Sud..
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Les fleuves profonds

Après avoir sillonné les sentiers, côtoyé les précipices et traversé les torrents du sévère Pérou en compagnie de son père, avocat sans cause et sans le sou, le jeune Ernesto est laissé aux bons soins d'un collège religieux d'Abancay, capitale de la région montagneuse de l'Apurimac, au sud du pays. Malgré cette nouvelle vie sédentaire, ce dernier garde en son cœur une âme d'enfant, singulièrement onirique et poétique. Il voit en chaque chose, fleur, oiseau, grillon, cours d'eau, pont, pic, objet, une entité avec une personnalité et une voix propre.



Les Fleuves profonds est considérée comme l'œuvre la plus significative de José Maria Arguedas, de par sa dimension autobiographique tout d'abord et par le fait qu'on considère qu'elle aurait initié le mouvement néo-indigéniste. Le roman nous met aux prises avec une réalité bien navrante. L'exploitation des péons des haciendas, Indiens, sang-mêlés, par les grands propriétaires terriens, leur maintien dans une pauvreté économique et spirituelle avec la bénédiction du clergé. Une opposition entre le peuplement d'origine hispanique, citadine, et les populations Andines de culture Quechua est très prégnante. Le récit est aussi un document ethnographique intéressant : les habitants se retrouvent dans des débits de boisson pour consommer le breuvage national, la chicha, produit de la fermentation du maïs, du manioc et d'autres céréales indigènes, en écoutant les groupes locaux improviser le huayno, musique et danse populaire péruvienne; les enfants jouent avec des zumbayllus, sorte de toupies en bois ajouré dont la rotation est génératrice de sons fantasmagoriques. Au final, bien que de facture relativement classique et réaliste, les Fleuves profonds est une œuvre riche en poésie, propice au voyage du lecteur, fenêtre ouverte sur l'inconnu.
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Yawar fiesta : la fête du sang

C'est la seconde fois que je lis ce magnifique ouvrage. J'y ai retrouvé la complexité des relations interethniques toujours à l'oeuvre dans les autres pays andins, la confrontation entre des traditions - qui sont la synthèse entre la culture andine et l'hispanité qui s'est imposée - et la "modernité" venue de la ville, et les paysages... A lire et à relire
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Les fleuves profonds

EXTRAITS CIBLÉS DE LA THÈSE DE MARTINE RENS SUR LA DIMENSION ETHIQUE DE L’ŒUVRE NARRATIVE DE JOSÉ MARÍA ARGUEDAS: LOS RÍOS PROFUNDOS: La quête d'identité. (1958)

http://doc.rero.ch/record/3091/files/these_RensM.pdf/



Lorsqu'on s'apprête à parler d'un chef-d’œuvre qui a été abondamment

commenté, comme c'est le cas de Los ríos profundos, l'idée chère à Giuseppe

Bellini nous vient d'abord à l'esprit: l'affrontement entre les forces du bien et du

mal, en équilibre toujours instable, qui confère au récit la dimension d'une

menace perpétuelle pesant sur le jeune héros, Ernesto:



"Existe una constante en la novela de Arguedas, Los ríos profundos, y es la oposición

entre el bien y el mal".187



Effectivement, le jeune héros, un adolescent enveloppé par le courant de

conscience que l'on nomme mémoire, pouvoir d'évocation qui semble le protéger

des vicissitudes d'une vie déjà fertile en souffrances, lutte par tous les moyens à

sa disposition pour retrouver un paradis imaginaire, perdu, mais cependant

toujours accessible.



L'entrée et la vision nocturne de Cuzco:

La scène primordiale étant l'entrée du père du héros, Ernesto, à Cuzco, le cœur

de la civilisation inca, par une nuit symbolique et réelle qui les mène chez le

Vieux. Qui est donc le Vieux, et quel est ce mystère qui l'entoure, comme il

entoure la ville silencieuse qui les cerne?

Le Vieux est l'incarnation même du grand propriétaire terrien avec tous ses

vices: avarice, domination totale des Indiens, dont il est le patron tout puissant;

de plus, parent fortuné du père d'Ernesto qui, lui, est avocat itinérant, pétri de

connaissances populaires indigènes, qu'il tire de son contact quotidien avec le

peuple en père qui va essayer de guider spirituellement son fils dans le labyrinthe

du Cuzco, cœur de l'ancienne civilisation inca.

Grâce à son intuition exacerbée Ernesto va pressentir le pouvoir maléfique du

Vieux, usurpé à celui des ancêtres incas du Cuzco, l'ancienne capitale. Cette

cohabitation de deux histoires antagoniques, au sein de Cuzco, semble illégitime

à Ernesto, mis en garde par son père, initiateur aux valeurs andines. D'emblée, le

mal se profile au cœur de la nuit, quand l'accueil réservé aux deux voyageurs se

situe à la limite de la décence entre parents.

Pour Luis Harss, la symbolique de Cuzco est tracée par le père d'Ernesto:



"El Cuzco es la utopía: fusión de mundo natural y cultural, de hombre, paisaje y

palabra en la intensificación vibrante del canto. "Tierra nativa", del padre, que desde

su nostalgia le contagia a Ernesto lo que llama su "gran proyecto": el rescate poético

de esa utopía".188



Dès les premières lignes, le pouvoir d'évocation d'Arguedas est impressionnant.

L’esprit andin est transmuté par le langage et le pouvoir de suggestion de

l'écrivain. Mais la lutte a été rude, ainsi que nous l'avons déjà souligné dans la

première partie.

Comme le fait remarquer Angel Rama189, "Los ríos profundos" est une

"composition musicale", où la Nature joue le rôle prépondérant. La fusion entre

l'homme et la Pacha mama est non seulement préservée, mais constamment

exaltée. Sa fonction de purification de régénération et de passage à l'espace sacré

par excellence n'est plus à démontrer.

Cependant Gladys Marín parlera longuement des espaces sacrés et des espaces

démoniaques départageant un espace non homogène, tout particulièrement dans

le Collège d'Abancay, où le mal, incarné dans le péché sexuel hante l'imaginaire

des adolescents et les pousse vers la "opa" Marcelina, une démente, dont nous

aurons l'occasion de reparler, qui séjourne dans l’un des deux patios du Collège.

L'écart entre la vision "cuzqueña" de l'oncle héritier des "conquistadors" et de

son neveu ne peut pas être plus diamétralement opposé. Le Vieux se sent la

mission d'évangéliser les âmes perdues des païens, et le père d'Ernesto cherche,

quant à lui, à faire survivre les indiens, car il connaît leurs souffrances, leur

l'expressivité, ainsi que la vigueur de leur propre culture native.

Déjà dans Los ríos profundos deux réalités s'affrontent au sein d'une même

famille. Nous verrons plus tard la déchirure au sein de la famille de propriétaires

terriens Aragón de Peralta plus clairement analysée dans Todas las sangres.

L'immersion d'Ernesto dans la réalité andine ainsi que dans les souffrances des

Indiens, a été précocement aiguisée, quand il suivait son père bohème et pèlerin

dans l'âme. L'âme romantique et généreuse du père d'Ernesto est proche de la

structure mentale andine, de la mentalité primitive, telle que Mircea Eliade la

définit dans ses études.190

La dimension spirituelle de Los ríos profundos, est donnée, d'emblée, par la

structure mentale ainsi que par la fonction que joue la mémoire du père

d'Ernesto, mémoire initiatique au sens des valeurs que son fils éprouve avec tant

d'acuité, jusqu'à les revendiquer, tout au long du récit, alors que son père sera

entraîné au loin par l'appel du voyage et la recherche des affaires à plaider dans

les espaces andins infinis.

La scène de la prière en commun du Vieux, du père d'Ernesto, et d'Ernesto lui-même,

devant le visage du Crucifié ("El rostro del Crucificado (era) casi negro,

desencajado, como el del pongo"191), ne fait que souligner la distance des deux

univers culturels omniprésents, l'andin et l'hispanique.

Cependant le père d'Ernesto, en quête de travail, reprend son voyage

interminable, après avoir confié son fils au père directeur du Collège renommé

de la petite ville d'Abancay, le père Linares. Il laissera à ce fils le soin d'incarner

le forastero, rôle qu'il représentera aux yeux des autres. L'enfant va se sentir

alors voué à un espace démoniaque, de par le courant de la vie qui le dépasse:



"La corriente poderosa y triste que golpea a los niños, cuando deben enfrentarse solos

a un mundo cargado de monstruos de fuego y de grandes ríos que cantan con la

música más hermosa al chocar contra las piedras y las islas".192



Dans Los ríos profundos, on perçoit dès le début le ton autobiographique. Nous

savons que le héros est identifié à l'auteur lui-même dans son enfance, où

l'absence de la mère se conjuguait à l'évanescence du père, à la poursuite de

causes juridiques perdues d'avance.

Ainsi donc la mémoire s'exercera sur tous les événements et nous assisterons,

tout au long du récit, à une force ascensionnelle de plus en plus consciente, où

l'évocation ne sera que le passage vers la réalité totale, où l'évènement et le

symbolique s'embrassent dans une irradiation de sens plénier, où la spiritualité va

croissant.

Nous savons aussi que la conscience de la langue, et la préoccupation pour cette

dernière dans la littérature, s'est accrue en Amérique Latine, surtout quand

s'entrecroisent les champs culturels, ce qu'Arguedas a lui-même longuement

analysé touchant son propre processus de création:



"Arguedas operó sobre una situación interna del continente, vieja de siglos, que

oponía la lengua de la conquista a la lengua autóctona de los dominados. Por eso su

problema se asemeja más al de Unamuno en España... Pero mientras Unamuno

ejercitará esta obsesión sobre el español -retrotrayéndose por la línea de derivación al

latín y al griego originarios- en un tesonero esfuerzo de apropriación de la lengua

aprendida, Arguedas se volverá inquisitivamente sobre la lengua maternal, sin

atreverse a cumplir la misma tarea sobre el español, que fue, sin embargo, la lengua en

que prácticamente escribió toda su obra literaria".193



Angel Rama a ici esquissé l'approche hispano-américaine d'Arguedas, en

soulignant l'extraordinaire sensibilité de l'écrivain, qui lui permet de pénétrer

alternativement, les deux strates de la réalité et de proclamer son prophétisme,

deux caractéristiques somme toutes banales chez un écrivain, et cependant

constitutives d'une écriture dont la singularité et la portée restent intactes au fil

du temps, car il ne s'agit plus ici seulement de deux champs culturels qui

s'affrontent mais du champ complet de la société péruvienne avec un premier

constat d'une réalité bien plus complexe que le dualisme indigéniste dont on a

trop longtemps taxé l'écrivain péruvien. Seul le Vieux va appartenir au champ du

mal alors que le père Linares, représentant l' Eglise dans son système post

colonial d'oppression, est déjà marqué du sceau de l'ambiguïté.



L'internat d'Abancay:

Voilà donc Ernesto abandonné à ses propres ressources, avec un groupe d'élèves

hétérogènes représentant toutes les couches sociales du Pérou, dans un espace

clos qui va rapidement se révéler aux prises avec le mal.

L'éducation catholique, avec ses connotations de culpabilité liée au sexe

notamment, entraîne une dynamique du mal ponctuée de tentatives

d'autopunition. Les scènes vont s'enchaîner nous montrant l'évolution des

personnalités des adolescents au fil des évènements. Les uns progresseront vers

le bien tout comme la "opa", et nous verrons plus loin les conditions qui

présideront à cette rédemption.

D'autres, tels Antero, fils "d'hacendado" précisément, s'orienteront vers le mal.

Lleras, l'intellectuel, et Añuco resteront eux, imprégnés par le mal, tandis que

Palacitos, l'Indien, ainsi que Romero demeureront porteurs des valeurs andines.

Il y aussi Gerardo, dont le père est militaire, et qui incarnera le séducteur, celui

qui conquiert les filles. Nous faisons d'abord connaissance avec Antero, l'ami

d'Ernesto, fils "d'hacendado" encore ignorant des réalités, qui va lui offrir le

"zumbayllu", petite toupie de bois avec laquelle les Indiens jouent. Cette toupie

servira d'emblème contre les forces du mal, le recours magique ultime, pour

Ernesto qui identifie el "zumbayllu" à tort sans doute à un objet typiquement métis.

Aux yeux de l'enfant enfermé dans l'enceinte du Collège, l'objet a valeur de

symbole et il tisse en lui tous les pouvoirs magiques que les indiens confèrent à

la Nature. L'objet libère la joie et la capacité d'évocation, face au Collège,

réducteur de l'imaginaire. Une fois encore Ernesto affirmera son identité à travers

un objet emblématique, onirique par excellence. William Rowe, souligne

l'importance de la structure de pensée, révélée à travers le symbole métis que

représente le "zumbayllu" aux yeux de l’écrivain:



"La estructura de este tipo de pensamiento está analizada por Lévi-Strauss en El

pensamiento salvaje. Resumiendo su posición: la noción de una simple concordancia

(rapport) entre el hombre y la naturaleza, es incapaz de dar cuenta del proceso por el

cual el hombre ha poblado la naturaleza con voluntades comparables a la suya. Esto

sólo puede suceder por virtud del proceso inverso simultáneo de atribuir a sus deseos

algunos de los atributos de esta naturaleza en la cual él se detecta. De esta manera, el

antropomorfismo de la naturaleza (religión) y el fisiomorfismo (magia) son

interdependientes".194



L'univers obscur et compact du Collège d'Abancay, lieu d’une éducation

répressive, est oublié grâce au "zumbayllu", qui conjugue dans ses cercles rapides,

toutes les puissances andines d'évasion ainsi que l'émotivité de l'enfant solitaire.

À lui seul le "zumbayllu" concentre la réponse d'Ernesto, faite de confiance dans la

complicité des forces andines, et développe en lui sa capacité de défi, voire de

provocation, face à l'ordre établi de l'éducation, et à la manipulation des

adolescents regroupés dans l'enceinte du Collège.

C'est dans cette perspective, d'une cohérence très dense, qu'il faut comprendre les

différentes étapes du roman et ses onze chapitres: l'internat au Collège

d'Abancay, la révolte des "chicheras" pour le sel avec la belle personnalité de doña

Felipa, la répression de l’Église soutenue par l'arrivée de l'armée, la venue de la

peste dévastatrice, l'invasion d'Abancay par les "colonos" pour obtenir une messe

du père Linares, la mort de la "opa" Marcelina, et le départ d'Ernesto du Collège,

ultime libération du jeune héros, ayant achevé là sa première initiation au sein de

la société répressive.

Les événements s'enchaînent naturellement, et le réseau de l'objectivité des faits

s'imbrique spontanément dans la subjectivité ainsi que dans le caractère émotif

d'Ernesto, en passe de devenir un adolescent à son départ du Collège.

Mais, à travers le vécu du jeune héros, se trouve dessiné par la même occasion, le

panorama culturel, politique, social, économique et historique, qui condamne

implicitement le système féodal fortement hiérarchisé, rigide, et l'injustice

perpétrée sur les Indiens, les communautés indigènes, ainsi qu’un clergé qui

penche toujours du côté du grand propriétaire terrien, en collusion avec l'armée

venue de la Côte.

Tout cela est exposé d'un seul tenant, - d'une seule traite, si l'on peut dire -

l'impression d'ensemble relevant de l'extrême imbrication de la totalité des

composantes qui enserre cette réalité.

Dans Los ríos profundos, la situation des Indiens est longuement évoquée sous

toutes ses conditions: depuis l'Indien libre, jusqu'au siervo, vivant sur les

"haciendas", ici "l'hacienda de Patibamba", trois cents "colonos", sans parler des

concertados, auxquels, "on avait fait perdre la mémoire".

Comme l'analysera avec exactitude Arguedas, l'Indien libre éprouve de la

condescendance, voire du mépris, pour le siervo, dont la situation sociale et

économique n'a rien à voir avec la sienne. D'un côté le comunero, de l'autre le

colono. Il s'agit là, comme le remarque Eve-Marie Fell, du wakcha, de "l'homme

sans terre":



"Los siervos son considerados por los indios de la comunidad como hombres

inferiores. Usufructúan una parcela de tierra ajena a cambio de ser tratados y

considerados por el patrón de la hacienda como animales".195



Ainsi, l'acteur principal du récit, qui n'apparaît pas à la fin du roman, c'est

précisément le colono qui est arrivé à imposer sa loi au Padre Linares en

marchant sur Abancay contre vents et marées, obligeant ce dernier à dire une

messe qui emporte la peste au loin. Nous percevons avec acuité combien

l'entreprise de la révolte des colonos est porteuse de l'espoir qu'Arguedas confère

à l'Indien libre. Toute l'aspiration éthique profonde d'Arguedas pour un statut

social réhabilité de l'Indien, est, de fait, concentrée dans cette marche sur

Abancay.



La révolte des chicheras:

Dans Los ríos profundos la figure féminine est incarnée par deux extrêmes.

D'une part, l'apparition dans un des deux patios du Collège de la présence furtive

de la démente, "la opa" Marcelina, une femme blanche, grosse et sale, que nous

retrouverons dans les contes d'Amor Mundo, publiés en 1967, et qui nous rapelle

quelque peu le "upa" Mariano, deux êtres marqués par leur apparence, et dont la

différence signale la valeur remarquable de leur destin.

D'autre part, doña Felipa, la chichera, la meneuse de la révolte pour une plus

juste répartion du sel dans les communautés indigènes défavorisées. Mais où

donc vivent les chicheras, ces métisses actives dans les bars, où elles servent à

boire de la bière à toutes sortes de gens?A Huanupata, le quartier périphérique,

où les forasteros, les gens de passage, se mêlent à la vie de la ville plus

facilement. La description de la révolte des métisses contre les voleurs de sel

éclate abruptement, et remplace la révolte des hommes.

Même le père Linares ne peut rien contre cette marée de femmes, se révoltant

contre les voleurs de sel. La description du visage marqué par la petite vérole de

doña Felipa lui confère un naturel et une présence qu'Arguedas suggère

magistralement.

Comme d'ailleurs la description du père Linares, dont les détails sont exprimés

parcimonieusement mais créent, par là même, une présence où l'essentiel se joue

dans le non-dit, dans l'allusion.

De la sorte, le symbole de la liberté sera incarné par cette doña Felipa qui

disparaîtra de la ville, où l'armée la recherchera ensuite, tandis qu'elle acquerra

une dimension mythique en abandonnant son châle sur la croix au début du pont

qui traverse le fleuve, châle que la "opa" reprendra sur le chemin du retour au

Collège.

Telle est la réflexion d'Ernesto au sujet de doña Felipa, après l'exploit de

Marcelina qui a récupéré le châle de la révoltée:



"-Tú eres como el río señora -dije pensando en la cabecilla y mirando la corriente que

se perdía en una curva violenta, entre flores de retama-. No te alcanzarán . ¡Jajayllas!

Y volverás. Miraré tu rostro que es poderoso como el sol de mediodía. Quemaremos,

incendiaremos. Pondremos la opa en un convento. Y Lleras ya está derretido. El

Añuco, creo, agoniza. Y tú, río Pachachaca, dame fuerzas para subir la cuesta como

una golondrina".196



Nous arrivons à l'une des questions essentielles que posent Los ríos profundos;

elle rejoint l'invasion d'Abancay par les colonos et affirme la force du mythe,

représentatif de la culture andine et de son expressivité.

Le mythe ne possède pas seulement une puissance de revendication, il reste

limité dans son application, dans l'objet de sa réflexion. En effet, les colonos

n'ont pu être empêchés, par aucun des moyens traditionnels, de pénétrer la ville

d'Abancay et d'obliger le père Linares à dire une messe qui sauvera les âmes et

chassera la peste. La mort n'a plus aucun sens, ni la peur même; cependant, la

pensée révolutionnaire n'associe pas le sens d'un bien - être social et ne se

conjugue pas aisément avec l'esprit mythique.

Là est la question implicite que pose l'écrivain: comment faire prendre

conscience aux Indiens de l’impact de l'esprit mythique au sein d'une société qui

les a éloignés du pouvoir? Comment utiliser les forces du mythe au service du

bien et non du mal? Comment Ernesto va-t-il arriver à conjuguer les valeurs des

deux cultures? A ce propos, la phrase inquiète du père Linares résonne encore à

nos oreilles:



"-Que el mundo no sea cruel para ti, hijo mío- me volvió a hablar. -Que tu espíritu

encuentre la paz, en la tierra desigual, cuyas sombras tú percibes demasiado".197



William Rowe insiste sur le fait que le mythe se concrétise en une capacité de

transformation active de la société:



"El mito tendría que convertirse en una fuerza social dirigida hacia el cambio de la

sociedad. Hay un incidente en particular en el que Arguedas coloca al mito como

principio activo en confrontación con la sociedad, la entrada de los colonos en

Abancay".198



A travers le mythe nous retrouvons la vivacité de la création andine, en réponse à

l'oppression que lui fait subir l'action conjuguée de la structure sociale postcoloniale

et la collusion entre les grands propriétaires terriens que l'on retrouve

dans "l'hacienda" de Patibamba avec ses centaines de siervos l'Eglise qui a la

main mise sur l'Education.

La structure hiérarchisée du système religieux ainsi que du système politique et

de l'armée va solliciter et provoquer paradoxalement la cohésion des colonos

dans leur marche sur Abancay pour obtenir la messe qui seule pourrait éloigner

définitivement la peste. Syncrétisme des croyances, où se mêle les valeurs de

solidarité des Indiens, même les plus démunis et l'espoir que la messe éradique le

fléau une fois pour toutes. Le métissage des croyances conforte l'audace des

colonos qui n'ont pas l'habitude de la révolte. Une force nouvelle voit le jour

dans Los ríos profundos.

Le portrait du père Linares, représentant conjointement, ces deux pouvoirs, est

investi d'un intêret particulier. La troisième force sera constituée par l'armée qui

envahira Abancay comme mesure de répression de la révolte métisse des

chicheras.



À SUIVRE DANS LE CHAPITRE "CITATIONS"
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El Sexto

El Sexto est un récit en partie autobiographique. José Maria Arguedas nous explique le quotidien des prisonniers d’El Sexto, à Lima, au Pérou, dans les années 30.



El Sexto est un récit poignant sur la vie carcérale. Les évènements qui se passent dans cet endroit reclus sont dramatiques. Le plus choquant est évidemment que les gardiens sont soit complices soit indifférents à tout ce qui se trame là-bas. On a ici affaire à plusieurs personnalités mais c’est Gabriel, le narrateur qui m’a le plus touchée. C’est un jeune homme qui fut enfermé car il a participé à des mouvements étudiants d’opposition. C’est le rêveur de l’équipe qui tente comme il peut de garder ses principes, ses valeurs. Malheureusement, je trouve qu’on ne nous présente pas assez bien les personnages qui sont d’ailleurs un peu trop nombreux. J’avais parfois beaucoup de mal à me repérer.



Malgré, le caractère choquant de ces passages, je n’ai pas totalement su me plonger dans ce récit. Je manquais cruellement de bagages. C’est quoi un apriste ? Pourquoi sont-ils opposés au communisme ? Et les mouvements étudiants, ils manifestaient contre quoi ? Nombre de questions que ni l’auteur (mais ça je peux le comprendre), ni la préface ne nous explique. Je n’y connais pas grand chose à l’histoire du Pérou et j’aurais vraiment eu besoin d’éclaircissements sur le contexte géopolitique de ce pays.



Le style alterne bien entre descriptions et dialogues. Il n’est pas trop vieillot. Le récit est court et dynamique. J’ai terminé El Sexto en moins de 24 heures.



En conclusion, El Sexto est un récit poignant d’une prison péruvienne mais malheureusement, je suis passée à côté de nombreux éléments dû à mon ignorance de cette histoire et de cette époque.
Lien : http://iluze.wordpress.com/2..
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