A l'occasion de leurs 10 ans, les éditions du Pourquoi Pas ? reviennent sur leurs origines et leur travail. Julia Billet, autrice de romans, nouvelles, scénarios de bande dessinée et de poésie, présente son travail au sein de cette maison d'édition.
Une prise de parole éditeurs-autrice riche pour les bénévoles et les coordinateurs de Lire et faire lire.
Je vis dans un quartier où la pauvreté abolit les frontières.
Je me souviens comme je me suis séparée de papa et maman, pressée de les voir partir, alors qu'eux me serraient dans leurs bras avec cette force que je saisis aujourd'hui: la peur de ne jamais revenir. Mes parents savaient déjà ce que signifieraient le manque et l'absence. J'étais trop impatiente, trop insouciante aussi pour me rendre compte qu'ils me disaient peut-être adieu à ce moment-là. Je n'avais rien compris et les avait vus partir avec soulagement.
A deux heures moins cinq, nous partons tous les trois en salle bleue où notre classe se réunit pour décider de l'organisation de la semaine. Il faut dire que cette Maison des enfants est un endroit très spécial. C'est bien une école, avec de vrais instituteurs et professeurs, une directrice et un mari directeur, sauf qu'ici rien ne ressemble à l'école. Ce sont les élèves qui s'organisent pour les classes, les enseignants ne nous font pas de cours mais nous apprennent à chercher dans les livres, à faire des interviews, à scruter le ciel, à observer les oiseaux, à compter toutes les sortes de nuages. Pas de cours de calcul, d'histoire, de français. Ce sont les élèves qui vont chercher et découvrir ce qu'ils ont à savoir du monde.
Ecrire le monde des miens et le donner à lire, à eux et aussi aux autres, à ceux qui ne savent rien de nous, à ceux qui ont peur de nous ou qui gardent en eux la haine des siècles passés.
Dans ton pays, si on traite quelqu'un de nègre, on est taxé de raciste, mais quand on l'appelle black, on est dans le coup, dans le mouv' comme disent les chanteurs aujourd'hui. Moi qui suis noire comme Solex, ça me fait bien rire ; black ça évite le mot noir, et le noir, tout le monde sait, ce n'est jamais bien propre. (…) Alors que black, ça fait américain, basketteur, sapeur, chanteur... c'est classe, propre, riche. Mais quand tu y penses, black, ça veut juste dire noir. (p.125)
Ankidou était de plus en plus curieux de lui, ce drôle de garçon qui n'essayait même pas de l'aborder, qui ne l'avait jamais vraiment approché et qui ne souriait jamais, comme lui. Il y avait juste leurs yeux qui échangeaient les silences, et puis des questions muettes.
Salomé a mangé, Salomé a dormi. La vieille a repris ses longs monologues. Elles ont marché, dormi encore. La vieille ne pose pas de questions à l'enfant. Mais elle se repasse le film de ses confidences, encore et encore.
Je vais dans mon élan jusqu'à lui exprimer ma théorie sur les images qui préexistent dans un monde invisible, ces images qui attendent que l'on capte leur lumière. Notre rôle de photographe comme passeur d'images, venant révéler un monde que personne ne voit, mais que l'appareil photo permet de déceler puis de saisir si on est prêt. (p.121)
Donner le temps à chaque cliché, attendre le bon moment, ne pas hésiter quand je sens que quelque chose s'inscrit dans mon viseur et laisser mon doigt en suspens quand je ne suis pas sûre de la construction de l'image ou de la luminosité... Les images ont une architecture intérieure, et tant que le photographe n'a pas reconnu cette organisation précise, il ne peut être dans la justesse. C'est sans doute pour cela que je n'arrive pas, à certains moments, à déclencher. (p.171)
Elle se souvient de l'arrachement qui l'a déchirée un jour, il y a bien longtemps. Ce morceau d'amour mort un été. Elle se souvient de cette part d'elle qui l'a quittée, sa part manquante. Depuis, elle est en errance, bornant sa peau à des restes d'autrefois, quand elle était encore à la vie.
Je ne vois pas le temps passer, trop occupée à me réconcilier avec le monde, et c'est à la brune, quand la lumière se voile doucement tout en offrant une acuité particulièrement vive aux couleurs, juste avant de s'éteindre pour laisser place à l'obscurité, que je fais mon plus beau plan, j'en suis convaincue: dans une flaque d'eau, j'ai attrapé mon visage et j'ai cliqué sur le déclencheur. "Autoportrait entre chien et loup", me suis-je dit à l'instant même où l'image s'est fixée sur le film.
Moi qui pensais ne jamais pouvoir refaire de portrait, je me suis photographiée, en passant par le filtre de l'eau, à l'envers.