Rencontre animée par Francesca Isidori
Festival Italissimo
C'est un plaisir rare de voir réunis à Paris ces deux grands écrivains romains. Deux auteurs de la même génération, frères de canapé devant les matchs de la Lazio, qui ont traversé un pan de la littérature italienne moderne en y semant nombre de pépites. À l'image de leurs derniers romans respectifs. La plume rêveuse de Marco Lodoli à qui l'on doit Les Prétendants ou Îles : guide vagabond de Rome dessine, dans Les Prières, une trilogie romaine sobre et poétique qui s'attache à des gens sinon ordinaires, en tout cas de peu. L'aventure, chez Emanuele Trevi, est une histoire d'amitié. Avec Deux Vies, (prix Strega 2021) celles de ses inséparables amis Pia Pera et Rocco Carbone, écrivains disparus prématurément, l'auteur déjà primé pour Quelque chose d'écrit et le Peuple de bois tire un beau, profond, complexe et, finalement, si vivant portrait. Et plus encore.
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Quand je me sens particulièrement embrouillé, que des centaines de mains me tiraillent et me bousculent sans motifs et que -- comme Saint Augustin -- l'âme grouille d'innombrables fantômes, je laisse tout tomber et je vais écouter les sœurs (les Augustines de l'église des Santiago Quattro Coronati) qui dans l'abside de l'église parfois ne chantent que pour moi et, probablement, le plus souvent pour personne. Cette écoute silencieuse a plus d'effet que n'importe quelle mixture pharmaceutique, c'est un recueillement serein fugitif, une immersion dans l'ombre des pensées intimes, qui peu à peu se dissolvent, se font si claires qu'elles deviennent imperceptibles, légères ; souvent vaines. Chaque jour qui s'écoule, à neuf heures, à midi, à trois heures et aux vèpres, les religieuses chantent, et celui qui passe par ici peut sans peine les écouter. Depuis la nef latérale gauche, on accède à un admirable cloître qui attend la restauration ou la ruine ; le tour des portiques ne fait que quelques dizaines de mètres, une boucle dérisoire et silencieuse qui enveloppe et amende le tumulte de la planète. p 22
Dans l'Antiquité, Clotho, Lachesis, Atropos, les trois Parques gardiennes de la destinée humaine, déroulaient, mesuraient et tranchaient la vie.
(...) Je pense à elles toutes les fois que je passe via di Fontanella Borghese où me fascine une minuscule boutique tenue par trois dames affairées à longueur de journée avec leur fil et leur aiguille, entre des montagnes de vêtements et de tissus. La boutique est signalée par une modeste enseigne où l'on lit "Reprise invisible"...
Ces dames ont la patience et la science nécessaire pour ravauder n'importe quel trou et accroc, pour rétablir un plein là où il y a un vide.
(...) les trois dames continuent inlassablement leur ouvrage. Leur métier est du domaine de l'art qui, au sommet de son accomplissement, disparaît pour faire place à la grâce de la perfection.
p 73-74
[Les cabines téléphoniques] étaient des lieux de confidences intenses, des confessionnaux laïques ; une intimité fragile taillée dans la cohue urbaine, des cellules silencieuses dont chaque phrase était aussi lourde qu'un serment. Aujourd'hui que nous vivons dans la rumeur sourde de la communication tous azimuts, dans un lacis arachnéen de paroles inconséquentes et poisseuses, personne n'entre plus dans les cabines téléphoniques et les cabines disparaissent. Il reste le souvenir du froid qu'il faisait dehors, et combien étaient chaleureux les mots de cet abri minuscule.
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Nous avons bien des fois rêvé d'un lieu enchanté où troquer trois jours gris et moroses de notre automne contre une journée de printemps. La vie n'a malheureusement que faire de ce genre de marchandage, chacun a le présent qu'il a et demain est un paquet scellé. Pourtant dans l'univers parallèle des livres, sur l'étoile vaporeuse de la lecture, ce commerce quelquefois est possible.
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Les îles, ce sont des tableaux, des arbres, un simple square, des coins où la beauté à trouvé un refuge, mais aussi des interstices, quelques minutes secrètes dans la journée écrasante, des secondes précieuses, un trésor.
Notre époque urbaine aime fatalement la nuit, à onze heures du soir les ados se préparent pour sortir, on fixe un rendez-vous à deux heures du matin, voire trois, voire plus, à un moment où les aiguilles ont dégringolé du cadran. Mais moi je crois que Rome donne ce qu'elle a de meilleur à l'aube. p 7
La beauté élargit l'horizon de la pensée, ouvre des perspectives, emplit l'âme: parfois son pouvoir est intimidant. Elle nous coupe le souffle, nous laisse sans voix. Devant la Pietà ou Apollon et Daphné, le choc esthétique annihile tous les discours: on regarde et on se tait, la splendeur impose sa béate autorité.
La bellezza espande i pensieri, apre gli orizzonti, dilata l'anima: a volte la sua potenza quasi intimorisce. Di sicuro ci toglie le parole di bocca, lasciandoci attoniti. Di fronte alla statua della Pietà o a quella di Apollo e Dafne, la commozione estetica cancella ogni discorso: si guarda e si tace, la grandezza impone la sua beata autorità.
Je crois que nous avons tout inventé par peur de la mort. On trouve des centaines de religions de par le monde, et chacune d'elles est persuadée détenir la vérité, mais la seule vérité est que nous sommes de la viande de boucherie parquée en prévision de l'abattoir. Nous sommes des animaux poétiques, certes, nos possédons une imagination intarissable, nous donnons une voix aux arbres, aux poissons, aux morts, au ciel, car le silence nous terrifie. J'ai choisi d'être sœur parce que je voulais croire à une forme de beauté, je n'ai que faire de l'argent et de la gloire, je veux bien plus, je veux que tout possède un sens et une grâce.
(Sorella)
A Rome , les églises baroques nous assènent des cieux grondants d'angelots et de saints, des firmaments grouillants de créatures agrippées aux nuages, des essaims d'images conçues pour étourdir et conter que la vie est un théâtre mirifique où chacun se tient en équilibre selon l'impénétrable volonté divine. Il n'y a rien à comprendre, seulement à rester bouche bée devant le faste énigmatique de la création. Mais nous, les enfants de la modernité et du désenchantement, nous nous laissons difficilement ébahir, nous regardons ces cieux avec l’œil chassieux de celui qui croit tout connaître et peut deviner chaque tour de passe-passe.
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Pour les habitants de Nemi, Caligula semble pourtant avoir toujours été un type fréquentable : il le considèrent comme un gars du pays, un bonhomme qui comme eux devait apprécier le vin et les fraises, grande spécialité de la région. S'imaginant sans doute que Caligula n'était pas pire qu'un autre, ils installé un petit buste du monstre sur leur jolie placette, la mine toutefois pénétrée de gravitas et de dignitas antiques.
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Dieu sait qui était Stella Bonheur, une danseuse, une cocotte, une actrice prometteuse, et quelle existence a bien pu la conduire de New York jusqu'ici ? Une simple et tendre épitaphe est gravée sur un côté de la tombe : « Que ton sommeil éternel soit une long rêve d'amour. » Nous espérons qu'il en est vraiment ainsi, pour toi et pour les autres, Stella Bonheur.
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