On peut éplucher tous les guides de la terre, on tombera forcément sur cette phrase: « c'est un pays riche de contradictions ».
Un lieu commun qui désormais fait sourire, qui tinte comme une ritournelle tellement mélodieuse qu'elle finit par sonner creux : et cependant rien n'est plus vrai.
Tout espace, aussi uniforme et cohérent soit-il, comporte ses éléments discordant. Tous ces guides vous emmèneront toujours aux mêmes endroits, aux mêmes belvédères, pour admirer les même perspectives, dans ce flux incessant où tels des pénitents nous cheminots, puis nous attendons, pour prendre la même photo que celui qui nous précède....
Et nous repartons "ravis", mais qu'a-t-on emporté en nous de cet instant, ces secondes de temps tant attendues et promises par quelques lignes....
Il y a bien certains guides qui tentent de nous pousser à entreprendre quelque chose qui tient de l'exceptionnel : faire un pas de côté....
Goethe écrivit : Un arc-en-ciel qui dure un quart d'heure ne se regarde plus, suggérant par là que les spectacles les plus stupéfiants ne subsistent que quelques instants. le coeur vibre puis se lasse rapidement. Et c'est devenu encore plus vrai, depuis que le tourisme est devenu phénomène de masse, phénomène boulimique où il faut enchaîner le plus de musées, de monuments, de vues en un minimum de temps.
Et si un livre pouvait nous donner envie de regarder cet arc-en-ciel plus longtemps, pour en emporter avec nous un peu, de cette décomposition des lumières...
Et bien dans cet ouvrage de
Marco Lodoli, les pages égrainées s'adressent aux flâneurs. Elles s'attardent en compagnie de tous ceux qui sauront se contenter d'une traînée de silence ou d'un fragment de lumière.
"Ces cent trente-trois fragments modulent page à page une respiration ; ils sont les pulsations de cette chair un peu difforme, écornée par le temps, et dont, jour après jour, beauté enfle ou se creuse, Ces éclats recomposent une unique silhouette et ce style en morceaux est le mieux adapté au corps d'une ville qui est par excellence la plus fractionnée, la plus stratifiée des cités."
Et comme, je le disais plus haut c'est un pays riche de contradictions, la première des contradictions vient du titre :"
Iles: guide vagabond de Rome", pour une ville qui ne comporte qu'une île l'Isola Tiberina....
Alors que vient faire ce pluriel, et bien peut-être est-ce finalement la notion d'isolement, terme dont l'étymologie est rattachée à « île » par l'intermédiaire de l'italien isola, et la solitude sont souvent recherchés dans les îles, que ce soit volontaire ou non que nous propose l'auteur....
Îles, îlots de bonheur de poésie loin du tumulte de la ville. Comme des parenthèses enchantées, voire inattendues. Car dans ses vagabondages, l'auteur nous emmène de découvertes en découvertes....
De silences bruyants en bruits silencieux :
"Après avoir joué des coudes des heures durant pour s'infliger une méga-exposition, on n'a plus guère envie d'entrer solitaire dans une église ou un petit musée pour contempler un simple tableau, qui, par-dessus le marché, est mal éclairé et un peu écaillé. le caractère exceptionnel de Rome réside pourtant dans ses chefs d'oeuvre à moitié enfouis, dans ces trésors qu'il faut chercher et dénicher dans la pénombre d'une ruelle ou d'un cloître. L'être et l'oeuvre d'art se rencontrent silencieusement, presque en catimini, à l'instar d'un premier rendez-vous, sans clameur ni sunlight. Et puis l'amoureux revient sur les lieux des années plus tard, renouer avec l'intimité et le plaisir. Chaque fois que je passe devant l'église de Trinità dei Monti, je ne résiste pas à l'envie de saluer la magnifique Déposition de Daniele da Volterra, peintre du XVIe siècle, surnommé facétieusement le Braghettone parce qu'il a mis des « caleçons » à tous les nus cle
Michel-Ange dans la chapelle Sixtine"
De perspectives en perspectives :
"Il est des oeuvres d'art dans lesquelles l'intelligence est, semble-t-il, l'ingrédient primordial, où chaque détail a l'air conçu par un esprit imbu de sa propre excellence. Ce sont des oeuvres qui mettent un peu mal à l'aise tant elles sont parfaites, il y a en elles quelque chose de surhumain, une ambition démesurée, un goût purement mental pour les défis impossibles. A Rome, l'oeuvre de ce point de vue la plus troublante est ce que l'on nomme La Perspective de Borromini, qui se trouve dans le palais Spada sur piazza Capodiferro. On peut admirer autant de fois que l'on veut ce chef-d'oeuvre, il n'en finira pas de nous subjuguer, et de manière toujours plus intense.
Il s'agit d'une galerie percée dans une belle cour intérieure, un jardin secret orné de trois bigaradiers enchanteurs : nous examinons attentivement la galerie qui semble longue de trente ou quarante mètres, les colonnes doriques diminuent dans le lointain, les motifs du pavement se réduisent au fur et à mesure que l'oeil plonge vers le fond à la jonction des deux haies, où le regard converge sur une statue antique. Mais l'ensemble n'est que pure illusion, un fracassant tour de prestidigitation qui nous laisse pantois. La galerie mesure en réalité à peine huit mètres soixante, et la colonnade, le dallage, la voûte en berceaux sont réalisés avec une science architecturale qui défie la rétine.
On se dit, d'accord, c'est encore une de ces astuces baroques, une de ces conceptions alambiquées qui roulent dans la farine le simple spectateur. Et pourtant nous ne pouvons nous empêcher de retourner vers cette mise en scène baroque, car un élément nous échappe, car ce drôle de tour de passe-passe a la faculté de nous émouvoir.
Et puis un jour nous lisons ces mots, merveille d'esthétique morale, écrits par le cardinal Bernardino Spada : On voit un immense portique aux proportions infimes, un long sentier surgit dans un espace minuscule. Prodige de l'art : image d'un monde trompeur. Grandes sont les apparences, petites sont les choses pour qui les observe de près. La grandeur terrestre n'est qu'illusion. Voilà, finalement, nous comprenons ce qui nous bouleversait: cette galerie n'est pas seulement un jeu subtil d'intelligence, elle est beaucoup plus que cela, elle est la quintessence du monde condensée en quelques mètres."
De prises de position en position éprises :
" Notre pays est lui aussi, semble-t-il, en train de chanceler sur cette tabula rasa plastifiée qui martèle les mots succès, argent, productivité. Et pour cette même raison, le résultat des prochaines élections, qui pourrait être le dernier pas vers la stérilisation de la pensée, nous fait froid dans le dos: le rabot et le papier de verre sont déjà à l'oeuvre depuis pas mal de temps, une main plus énergique et puis tout sera lisse."
De clair obscur, en obscure clarté :
" Mais aujourd'hui nous avons aussi besoin de réconfort. Entrons dans la petite salle où sont exposées deux oeuvres de jeunesse du Caravage : le Repos durant la fuite en Égypte et La Madeleine Pénitente. Les deux cadres sont accrochés côte à côte et ont quelque chose en commun que nous ne saisissons pas de prime abord. À droite, la Madone épuisée par sa longue pérégrination s'est endormie avec l'Enfant Jésus dans les bras, tandis qu'un ange joue au violon la partition musicale que Joseph tient ouverte devant lui. Marie, les yeux clos et les cheveux noués, sommeille la tête abandonnée sur l'épaule. En revanche, dans l'autre cadre, Madeleine vient juste de renoncer à sa vie scandaleuse. Les bijoux et les onguents gisent sur le sol, elle a elle aussi la tête inclinée sur l'épaule, mais ses cheveux sont défaits, La vierge et la prostituée, la pureté et le péché ; et c'est la même femme ! Caravage, qui puise au réel, a choisi un seul modèle pour des deux visages. Ainsi Marie et Madeleine sont égales et différentes, comme deux gouttes d'eau, comme deux larmes."
L'auteur de nous rappeler un principe bouddhique qui "prétend que la totalité de notre être est une émanation de nos pensées : il est bâti sur nos pensées, constitué de nos Pensées. Et par moments je me dis que les choses procèdent vraiment ainsi, que notre esprit convulsif accouche de cette existence névrotique. Il est urgent alors de s'accorder une trêve dans la journée, de mettre un frein à cet emballement cérébral, et par la même occasion à celui de notre quotidien. Il faut des lieux propices, des îlots silencieux où pouvoir se réfugier, même si c'est l'affaire de peu."
Et même si ce ne sont que des trêves littéraires, elles font un bien fou... Tant elles sont magiques, étonnantes, révélatrices, surprenantes. Et elles deviennent au fur, des lieux que l'on marquent dans un petit carnet qui deviendra précieux lors d'un prochain voyage romain, car le tour de force de l'auteur et de communiquer ses coups de coeur, tel un passeur, en toute discrétion, que ce soit une église refuge, une pâtisserie réconfortante, des néologismes tellement évocateurs quant il parle des ces étourdissantes églises baroques, avec leur débauche de funambulanges et d'équilibrichrists...
En résumé, ces îles de Lodoli sont comme il le dit lui-même : " Les îles, ce sont des tableaux, des arbres, un simple square, des coins où la beauté a trouvé un refuge, mais aussi des interstices, quelques minutes secrètes dans la journée écrasante, des secondes précieuses, un trésor."
Et c'est certainement ce qui fait de Rome, La città eterna....
Et
Marco Lodoli est à l'image de ces vestales qui une fois l'an, en mars, rallumaient le feu et s'assuraient ensuite qu'il brûle pour le reste de l'année. Leur travail n'était pas à prendre à la légère car le feu était lié aux fortunes de la ville. S'il venait à être négligé, un malheur s'abattrait sur Rome...
Tant qu'il y aura des auteurs pour nous fournir de belles pages sur Rome, le malheur en sera maintenu au loin...