Citations de Michel Tournier (1097)
Parmi mes livres d'enfant, je garde une tendresse inoubliable pour les albums de Benjamin Rabier. Le canard Gédéon, la chèvre Aglaé, le singe Chabernac, et surtout la belle, douce et grasse campagne où ces personnages évoluent- quel tableau que la cour de la ferme avec son petit peuple au grand complet ! - ce n'est ni la féerie outrageusement irréaliste des contes, ni la caricature ignoble des Pieds Nickelés, Bibi Fricotin et autres Bécassine.
Le point s'effaçait peu à peu. Enfin il disparut. C'est alors que le soleil se leva. Une cigale chanta. Une mouette se laissa tomber sur l'eau et s'éleva à grands coups d'ailes, un petit poisson dans le bec. Les fleurs ouvraient leurs calices, les unes après les autres.
Robinson sentait la vie et la joie qui entraient en lui et le regonflaient. Vendredi lui avait enseigné la vie sauvage puis était parti. Mais Robinson n'était pas seul. (...) Une vie toute neuve allait commencer, aussi belle que l'île qui s'éveillait dans la brume à leurs pieds.
En vérité notre société a la justice qu'elle mérite. Celle qui correspond au culte des assassins qui fleurit à la lettre à chaque coin de rue, sur les plaques bleues où sont proposés à l'admiration publique les noms des hommes de guerre les plus illustres, c'est-à-dire des tueurs professionnels les plus sanguinaires de notre histoire.
Il s'avisa que l'intelligence et la bêtise peuvent habiter dans la même tête sans s'influencer le moins du monde, comme l'eau et l'huile se superposent sans se mêler.
L'argent ou la chemise que tu donnes au mendiant, c'est un morceau de toi ou de ton univers que tu livres à sa concupiscence. Le riche est la putain du pauvre.
Le silence retomba sur cette belle formule.
[ Le mendiant des étoiles ]
N'est-ce pas que la partie de boules est tout ce qui reste d'une sorte d'assemblée d'anciens destinée à manifester l'âme de la communauté ?
[ Pyrotechnie ou La commémoration ]
Elle m'attendait depuis l'origine des temps sur ces rivages, la solitude avec son compagnon obligé le silence...
Je songe à un promeneur flânant sur une grève de galets. Il y en a des milliers, des millions à ses pieds. Parfois il se baisse et en ramasse un que son œil a distingué en raison d'une forme particulièrement harmonieuse ou biscornue au contraire. Nul doute qu'un autre promeneur aurait glané une autre collection, laquelle lui aurait ressemblé en quelque sorte.
Ainsi ce petit livre, chacun pourrait le refaire pour son compte, et ce serait à chaque fois différent, mais toujours son auteur y gagnerait quelque chose, je pense, car ce modeste exercice ressemble un peu à un examen de conscience.
Je me suis longtemps demandé si l'arroi de la féminité était imposé aux femmes par les hommes, ou adopté par les femmes parce que tel était leur plaisir et leur instinct.
Un habitant de Manchester: "Dans cette ville, l'air est si mauvais qu'on se réveille le matin en entendant tousser les oiseaux."
Il est amer et doux, pendant les nuits d'hiver,
D'écouter, près du feu qui palpite et qui fume,
Les souvenirs lointains lentement s'élever
Au bruit des carillons qui chantent dans la brume,
Bienheureuse la cloche au gosier vigoureux
Qui, malgré sa vieillesse, alerte et bien portante,
Jette fidèlement son cri religieux,
Ainsi qu'un vieux soldat qui veille sous la tente !
Moi, mon âme est fêlée, et lorsqu'en ses ennuis
Elle veut de ses chants peupler l'air froid des nuits,
Il arrive souvent que sa voix affaiblie
Semble le râle épais d'un blessé qu'on oublie
Au bord d'un lac de sang, sous un grand tas de morts,
Et qui meurt, sans bouger, dans d'immenses efforts.
[Baudelaire, La Cloche Fêlée - Spleen et Idéal, Les Fleurs du Mal]
Certes Jésus est né dans une étable et ses parents voyagent comme des vagabonds. Mais les princes orientaux accourent. « Ils ouvrirent leurs trésors et offrirent l'or, l'encens et la myrrhe. » Les berges avaient sans doute apporté des dons alimentaires ou utilitaires, lait, fromage, laine. Avec les mages, c'est le luxe le plus pur qui arrive. Qu'a donc à faire la Sainte-Famille d'or, d'encens et de myrrhe ? Rien justement, mais un cadeau de Noël ne se doit-il pas d'être inutile ? Y-a-t-il plus triste disgrâce pour un enfant que de se voir offrir pour Noël des chaussures, un cache-nez ou un cahier d'écolier ?
(Préface)
Mais j’ai appris à ne jamais agir sous le coup de la colère. La colère pousse à l’action, mais c’est toujours à la mauvaise action. Je me suis contraint de rentrer chez moi, de me placer debout, talons joints, devant le lutrin et de lire au hasard quelques pages de la Bible.
L'explosion n'avait pas tout à fait tué le vieil homme en Robinson, car l'idée l'effleura qu'il pourrait encore assommer son compagnon, endormi à côté de lui - il avait mille fois mérité la mort - et entreprendre de retisser patiemment la toile de son univers dévasté. Or, la peur de se retrouver seul à nouveau et l'horreur que lui inspirait cette violence n'étaient pas seules à le retenir. Le cataclysme qui venait d'avoir lieu, il y aspirait secrètement. En vérité, l'île administrée lui pesait à la fin presqu'autant qu'à Vendredi. Vendredi, après l'avoir libéré malgré lui de ses racines terriennes, allait l'entraîner vers autre chose.
Ne croyez-vous pas que cette tempête va beaucoup retarder notre arrivée au Chili? demanda t'il au capitaine en battant les cartes.
Le capitaine le regarda avec un petit sourire ironique en caressant son verre de genièvre, son alcool préféré. Il avait beaucoup plus d'expérience que Robinson, et se moquait souvent de son impatience de jeune homme.
J'ai toujours été scandalisé de la légèreté des hommes qui s'inquiètent passionnément de ce qui les attend après leur mort, et se soucient comme d'une guigne de ce qu'il en était avant leur naissance. L'en deçà vaut bien l'au-delà, d'autant plus qu'il en détient probablement la clé. Or moi, j'étais là déjà, il y a mille ans, il y a cent mille ans.
-C'est une mère qui te berce, c'est un cuisinier qui sale ta soupe, c'est une armée de soldats qui te retient prisonnier, c'est une grosse bête qui se fâche, hurle et trépigne quand il fait du vent, c'est une peau de serpent aux mille écailles qui miroitent au soleil. Qu'est-ce que c'est ?
p121
La mauvaise fée qui d'un coup de baguette magique transforme le carrosse en citrouille et le petit garçon en âne, je la rencontre tous les jours, c'est la fée Puberté. L'enfant de douze ans a atteint un point d'équilibre et d'épanouissement insurpassable qui fait de lui le chef-d’œuvre de la la création. Il est heureux, sûr de lui, confiant dans l'univers qui l'entoure et qui lui paraît parfaitement ordonné. Il est si beau de visage et de corps que toute beauté humaine n'est que le reflet plus ou moins lointain de cet âge. Et puis c'est la catastrophe. Toutes les hideurs de la virilité - cette crasse velue, cette teinte cadavérique des chairs adultes, ces joues râpeuses, ce sexe d'âne démesuré, informe et puant - fondent ensemble sur le petit prince jeté à bas de son trône. Le voilà devenu un chien maigre, voûté et boutonneux, l’œil fuyant, buvant avec avidité les ordures du cinéma et du music-hall, bref un adolescent.
Le sens de l'évolution est clair. Le temps de la fleur est passé. Il faut devenir fruit. Il faut devenir graine. Le piège matrimonial referme bientôt ses mâchoires sur le niais. Et le voilà attelé avec les autres au lourd charroi de la propagation de l'espèce, contraint d'apporter sa contribution à la grande diarrhée démographique dont l'humanité est en train de crever. Tristesse, indignation. Mais à quoi bon ? N'est-ce pas sur ce fumier que naîtront bientôt d'autres fleurs ?
Depuis quatre jours, constipation opiniâtre. Outre une manière de prurit anal qui me point toujours en pareille occurrence, j’ai tout le bas-ventre lourd et gonflé, de telle sorte que je me vois comme un buste de chair humaine posé sur un socle de matière fécale.
Pour la première fois il se demanda si ses exigences de délicatesse, ses dégoûts, ses nausées, toute cette nervosité d’homme blanc étaient un ultime et précieux gage de civilisation ou au contraire un ballast mort qu’il faudrait qu’il se résolve à rejeter un jour pour entrer dans une vie nouvelle.