A la demande de la fille de son meilleur ami et camarade de luttes mort depuis longtemps, un homme exhume leur passé militant dans cette France de Pompidou qui menaçait de reprendre son « ennui » après l'épisode Mai 68 et où quelques jeunes maoïstes de la Gauche prolétarienne espéraient faire vivre la flamme de la Révolution.
Ainsi, au volant de sa vieille DS, sur un périph' désert où souvenirs imprécis et désirs réfrénés baignent dans l'omniprésente lumière des panneaux publicitaires (symboles de notre époque de « fin des idéologies »), revivent sous sa plume souvent acerbe, mais sans aigreur ni nostalgie, dans un récit où les faits s'enchevêtrent et s'emmêlent dans les digressions du cinquantenaire, ces petits épisodes de jeunesse idéologique abandonnée avant qu'en « Allemagne et en Italie l'histoire de ces années-là ne s'enfonce dans le sang » (p. 92).
On y croise alors certains de ces maos aujourd'hui passés au Rotary, les
Benny Lévy (Gédéon) ou
Serge July (Amédée), des jeunes intellectuels honteux se rachetant auprès des masses dans ces établis qui les firent vivre au milieu des ouvriers, des bourgeois en quête d'aventure (qu'on n'appelait pas encore des bobos), des étudiants avides de servir et de transcendance, des ratés, des pauvres bougres un peu à la masse, tous un peu confondus dans l'action mais aux prises, inexorablement, avec les affres de leurs indécrottables individualités, donnant raison à cet anonyme qui avait écrit sur le tableau de la Sorbonne que « les structures ne descendent pas dans la rue ».
Tigre en papier est une sorte de road movie dans le temps où Martin, le narrateur, essaye de trainer sa petite Candide dans une Weltanschauung marxiste qui lui est étrangère. Ce n'est ainsi ni un essai, ni un documentaire, ni un dialogue critique (Marie s'avère vite n'avoir d'épaisseur que corporelle), mais le ''simple'' témoignage d'un type un peu ivre, un peu perdu, qui tourne sur un périph' dont l'écrivain aura pris le soin de décrire tous les panneaux publicitaires rencontrés ; procédé au demeurant très superflu et très peu efficace, si ces quelques fantômes de lumière étaient censés symboliser le début du XXIème siècle, puisque, dès les premières pages, l'oeil passe rapidement sur ces intermèdes redondants.
Désireux de toucher à l'image juste, Martin, ayant trouvé une petite Marie / Madeleine pour l'écouter à défaut de pleurer sur son sort, monologue le plus souvent et s'interroge incessamment sur des détails infimes (…), qui, tout en créant une atmosphère de brouillon et de bouillonnement sans fil directeur, rend plutôt bien le style de la débauche de bonne volonté de ces militants sans réelle efficacité. Tout en donnant un petit surplus d'authenticité à ce récit.
Authenticité, car, non pas que le souvenir soit tenu à la précision d'une reconstitution d'enquête — et au contraire le flou fait bien partie de leur histoire, comme le souligne le conteur —, il fallait montrer que l'image, ce fantôme que pourfendait
Platon, fut bien la substance de leur engagement. La force du témoignage par rapport à l'étude est de permettre d'enfiler une certaine quantité de petits épisodes que
Marcel Duchamp aurait qualifié d'« infra-minces », et qui servent de supports concrets à une analyse, certes moins systématique, mais bien plus fidèle que ne pourrait l'être une analyse traitant son sujet de manière plus lointaine. Ainsi, le fatras d'éléments du décor des années 70, d'idéologie mao, d'épisodes ou de situations qui s'entremêlent dans le roman, esquisse avec plus de force qu'un tableau trop ennuyeusement réaliste, le mélange de besoin personnel, de théâtralité narcissique ou sincèrement vécue, de mentalités collectives qui ont pu (et peuvent encore) pousser un jeune homme à se consacrer (dans son sens le plus fort) à de tels groupuscules plutôt qu'à suivre une vie plus ordinaire, tâchant de réussir à se faire une place confortable dans la société héritée de ses parents. On touche au point le plus vrai quand il montre de l'intérieur (mais avec l'appui du regard distant de l'âge) ce que seul un pamphlet aurait pu montrer du dehors, le côté puéril ou livresque (…) d'où procède tout engagement dans le militantisme politique révolutionnaire, sans le railler et en essayant toujours d'en garder la grandeur intrinsèque. Fût-elle, cette grandeur, impossible à atteindre, et avilie au moment même où ils essayaient de s'en rendre dignes.
Pour le côté puéril, en effet, a-t-on lu toute la littérature marxiste quand on s'engage à 20 ans dans la Gauche prolétarienne ? Certainement pas. Parce qu'on a montré les coulisses du théâtre stalinien et que l'illusion chinoise n'a pas encore été révélée, on deviendra maoïste. On a envie d'adopter une pose, une certaine poésie de la révolte soutenue par toute une iconographie de héros tombés avant vous et que le sublime de la guerre aura auréolé, soutenu par le sentiment que la vie vaut plus d'être vécu en
Rimbaud clandestin qu'en élève studieusement assis et futur travailleur sans histoire.
Pour la part d'héroïsme en quête de hauteur, rien de mieux que le danger, l'interdit et un peu de sang qui menace au coin de rue, pour que, sous la menace du risque encouru et des privations en commun, la fraternité prenne un tour nouveau.
Une fois passé ce sensationnalisme, quand l'homme plus mûr pèse la signification exacte de ses actes et leur efficacité, quand il comprend qu'il a plutôt incarné Derrick que Trintignant jouant leur propre rôle, il abandonne cette supercherie grandiloquente qui a fait d'eux des « tigres en papier » (selon la formule de Mao qualifiant ainsi les EUA), à défaut de les laisser devenir de dangereux partisans fanatiques. Il lui faut bien s'avouer alors, ou simplement expliciter ce qu'il savait déjà au fond de sa conscience, que les jeunes qu'ils furent ne désiraient pas tant émanciper l'humanité (qu'ils ne connaissaient pas) que leur propre existence. Et tout ceci Rolin nous le restitue avec une légèreté qui n'en est que plus forte, luisant encore un peu de l'éclat du rêve d'antan, sans tout le langage pontifiant de ces petits enfants-soldats apprentis désidéologues abrutis par la théorie de la spontanéité chinoise, mais par l'ironie tendre et lucide d'un être qui a vu couler bien d'autres eaux sous les ponts...
(La suite sur mon site...)
Lien :
http://dbcdf.com/app-crit/re..