Une grande lecture poétique et musicale, magnifiquement inattendue, politique et malicieuse comme il se doit, de la vie et de l’œuvre de Charles Baudelaire.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/07/21/note-de-lecture-baudelaire-jazz-patrick-chamoiseau/
Par l’un de ces paradoxes apparents qui caractérisent les grands poètes (que l’on pense au Pierre Michon de « Le roi vient quand il veut », au Christian Prigent de « La langue et ses monstres », au Claro de « Cannibale lecteur », au Valère Novarina du « Théâtre des paroles » ou au Benoît Vincent de « La littérature inquiète », par exemple), Patrick Chamoiseau, dont la langue toujours frémissante et inventive nous enchante tant dans ses romans (que l’on se souvienne ainsi de « Texaco », bien sûr, ou de « L’empreinte à Crusoé », pour n’en citer que deux actuellement présents sur ce blog), n’instille peut-être jamais autant de poésie pure dans son écriture que lorsqu’il analyse et honore d’autres auteurs aimés. Ses « Liaisons magnétiques » de 2013, dans lesquelles il rend hommage, avec René Char pour accompagnateur, à Aimé Césaire, à Saint-John Perse et à Édouard Glissant (que l’on retrouvera naturellement tous les trois occupant des positions discrètement stratégiques dans le présent ouvrage), comptent ainsi peut-être parmi les plus beaux textes de poésie, tout simplement, que je connaisse.
C’est en compagnie du saxophoniste Raphaël Imbert que Patrick Chamoiseau choisit ici d’escalader Charles Baudelaire : sous-titré « Méditations poétiques et musicales » et intégrant un album audio numérique qui accompagne et relaie le texte, « Baudelaire Jazz » s’adresse directement à l’auteur des « Fleurs du Mal » et du « Spleen de Paris » pour lui démontrer affectueusement, à lui-même, non seulement sa profonde actualité et son caractère résolument, glorieusement, intempestif, mais aussi – et c’est là que Patrick Chamoiseau sait se montrer le plus savoureusement inattendu – que sa poésie s’inscrit de plain-pied dans une musicalité spécifique qui est, à bien des égards, celle du jazz, et notamment de ses ancrages rythmiques, improvisateurs et subtilement mythologiques.
Patrick Chamoiseau, dans cette adresse poétique et musicale à Baudelaire, se fait discrètement accompagner, comme déjà mentionné, par Aimé Césaire, par Saint-John Perse et par Édouard Glissant (la pensée archipélique est plus que jamais centrale), mais aussi, lorsqu’utile ou nécessaire, par Victor Segalen, Frantz Fanon, Jacques Stephen Alexis, Simone Schwarz-Bart, Jacques Roumain, Jean-Claude Charles, ou encore Frankétienne : pour saisir l’improviste (comme dirait Jacques Réda), et pour inventer en musique et en beauté un « vivre dans le phénomène de la Relation [qui] s’écarte du « vivre-ensemble » communautaire » (que ne renierait sans doute pas l’Alain Damasio des « Furtifs »), on ne saurait en effet rêver meilleurs compagnons de route.
« La charogne qui soudain signifie ! » : derrière Baudelaire, dans certains passages protégés habilement dissimulés au cœur de son adresse principale, Patrick Chamoiseau laisse résonner Walter Benjamin et la ville : partant, le Michael Roch de « Tè Mawon » n’est pas si loin (non plus que la Cécile Canut de « Provincialiser la langue », d’ailleurs, ni que la Ketty Steward de « Confessions d’une séancière » : il y a plus d’un diabolique tiroir poétique dans le créole et dans le conte – et plus d’une complicité aussi, dans les rappels omniprésents de la cale négrière et de l’abjecte plantation, avec Rivers Solomon, son « Incivilité des fantômes », ses « Abysses » et son « Sorrowland »). Maîtrisant chaque coin et chaque recoin de la vie et de l’œuvre de l’amant de Jeanne Duval, Patrick Chamoiseau, malicieux et réjouissant, inventif et déstabilisant, politique et tendre, crée une fois encore la surprise dans la familiarité reconnue et déjouée, pour notre plus grande joie de lectrice, de lecteur et d’être humain.
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