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Citations de Pierre Bergounioux (358)


Les tendances majeures de ce temps sont à l'abstraction, à la dématérialisation. Le travail a définitivement perdu sa dimension utilitaire. On échange des produits tarifés sur le marché global, dominé par des groupes qui conditionnent la demande à laquelle ils s'offrent à répondre. Les zones imprécises, marginales, personnelles où l'on avait le loisir de se réfugier après avoir fourni sa quote-part de labeur socialement utile, sont quadrillées, investies par d'autres groupes - à moins que ce ne soient les mêmes - qui proposent la musique en boîte, des séries télévisées, des films à grand spectacle et effets spéciaux qui parachèvent la mainmise sur les rêves et la pensée du capital financier multinational.
La généralisation des rapports abstraits s'est comme incarnée dans le décor. D'abord dans les grandes masses, avec les villes nouvelles et autres ZUP des années soixante et soixante-dix, les barres, les tours aux allures de boites de Kleenex jetées en plein champ avec, pour centre d'échange, la supérette, le bistrot PMU et la pharmacie posée sur la dalle. Et comme la vie et le travail se trouvaient dissociés, on a tiré au cordeau des voies rapides remparées de glissières en acier zingué, connectées au moyen d'échangeurs et de rocades où il vaut mieux éviter de se tromper parce qu'il n'est plus question de faire demi-tour et de recommencer. Le droit à l'hésitation, le goût ténu de la liberté ont disparu de la circulation.
Elle a pris la fixité d'un destin où il me semble reconnaître, lorsque je me hasarde sur les autoroutes de ceinture, l'esprit désastreux du présent.
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La cuisine ouvrait directement sur l'extérieur dont elle recevait le bois, les légumes et les visiteurs. C'est par là que Baptiste arrivait, au sortir de la forêt, fatigué, farouche, ses chaussures pleines de terre, ses vêtements mouillés, incrustés d'écorce et d'aiguilles. Mais Berthe, la sœur de Jeanne, y passait, vers la fin, ses journées à lire. Jeanne mobilisait la grande table pour la confection des pâtés, des gâteaux et des confitures ainsi que pour les travaux de couture d'une certaine ampleur et Baptiste lui-même s'y reposait, dans une chaise longue, après déjeuner. Bref, c'était un lieu partagé, une portion du dedans où le dehors avait ses entrées.
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Nous avions vu croître à quelques pas de nous et si haut qu’à la fin elle nous cachait le ciel la créature à la gueule déchirante. J’avais dû vaincre le froid intense, l’épouvante dont je gardais le goût aigrelet dans la bouche, me dresser contre l’arbre de fonte, porter la main gauche en avant, l’index tendu, en guise de canon, lever la droite sous le menton, l’index replié sur l’invisible détente. Puis j’avais crié de toutes mes forces pour rendre la balle aussi pointue et rapide que je pouvais, afin qu’elle atteigne sous l’épaisse toison fauve le cœur sauvage.
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Les temps sont finis où l'homme, aidé ou non de l'animal, devait imprimer la force motrice à l'outil qu'il guidait.
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Mais l'important ne va pas forcément de pair avec l'agitation, le bruit, ce qui se voit, le temps. C'est parce qu'on tend à les confondre que des tas de gens se montrent beaucoup, parlent d'abondance. Tout l'effet que ça fait, c'est celui d'un rideau dont le vent s'empare ou qu'un enfant agite dans ses jeux. Alors que le silence, quand il est fait des mots amers qu'on a tus, les larmes ravalées, l'absence pratiquée dès le temps qu'on est présent au monde parce qu'on y fut contraint et forcé, c'est le contraire. On en tient compte. On n'agit pas comme on ferait si cela n'avait pas été, n'était plus. C'est pour ça que l'air, la lumière ne sont pas, comme on croit, inhabités, vides mais, parfois, par endroits, vibrants, vivants, chargés de présences éminentes.
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Le patron portait sur le bras droit, en équilibre, de la betterave rouge, l’assiette de blanquette et une corbeille de pain. La main gauche tenait un petit carafon de vin, un verre et les couverts. Il remercia, mit de côté la betterave rouge qu’il n’aimait pas et attaqua vigoureusement un morceau de veau. Manger de la viande et du pain lui procura un tel plaisir qu’il en oublia un instant toute vergogne, occupé seulement à se bourrer les joues puis à sentir descendre la boule compacte. Il avait vers le genre humain, la paysannerie, les bouchers, la femme du patron, invisible dans la cuisine, un grand élan de gratitude. Ce n’est qu’un peu réconcilié avec la nourriture et le vin qui lui chauffait la figure qu’une gêne lui vint d’être seul, dans son coin, comme un chien auquel on a donné sa gamelle. Le besoin que nous avons régulièrement de nous remplir est aussi honteux que les autres.
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C’est au pied de l’escalier, au bout du corridor, que j’ai entendu la voix de maman. Je dis de maman parce que nous la reconnaîtrions toujours, quelque altérée qu’elle soit, de si loin qu’elle nous parvienne, malgré le fracas de l’ouragan, de la bataille ou de la fin du monde et parce que je la voyais, maman, par la porte entrebâillée, agenouillée aux pieds de grand-père qui, lui, dans le fauteuil, nous faisait face, nous voyait, aurait dû nous voir rassemblant notre courage devant la première marche. Mais nous étions encore diaphanes, transparents au regard vide que j’avais croisé. Le chuchotement liquide, la voix de petite fille – de maman – nous parvenait toujours par la porte entrouverte du bureau. C’est la troisième marche qui nous a trahis. Le filet clair s’est brisé.
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La pluie avait cessé. Les arbres s’égouttaient pesamment dans le silence. Il eut un regard morne, écœuré, pour les cartons fermés, sous l’abat-jour vieillot d’épais verre bleu. Cela n’avait plus de sens, à l’orée des bois, dans la nuit campagnarde. Il faut un appartement en ville, des toits, de vieilles avenues avec des ormes, des bibliothèques et, tout autour, la rumeur des gens qui vont et passent. Quand l’univers est un cube de cinq mètres sur cinq, le ciel un étroit rectangle que visite parfois le soleil, on se convainc facilement qu’on existe et que ça n’est pas dénué d’importance. On peut vivre de papier imprimé. On s’imagine qu’il serait terrible que cela finisse un jour. On craint la mort. Les forêts, les rivières – les vraies – sont loin, à peine réelles. On n’a pas l’espoir de les atteindre. Tandis qu’ici ! Que je sois ou non dans le tableau cesse de présenter beaucoup d’intérêt.
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Nous nous sommes enfermés dans la chambre bleue. J’ai ouvert le bocal. Les sphinx ont jailli vers la lumière mais nous les avons repris l’un après l’autre, sans difficulté, dans les plis du rideau. Michel les a transpercés tous les deux et piqués au fond du carton. Ils vrombissaient toujours, immobiles, flamboyants, autour de l’épingle. Nous pouvions effleurer du doigt leur petit toupet d’oiseau, la substance ductile et plumeuse du temps. Mais un remords se mêlait à notre joie secrète et nous évitions de trop nous regarder.
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Pierre Bergounioux
L'adulte qu'on devient s'est vu confier la tâche d'édifier, d'apaiser l'enfant qu'il avait été et qui n'avait pas compris, lorsque c'était le moment, de quoi il retournait.
[citation d'ouverture du roman de Dominique Ané, "Regarder l'océan"]
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Nous savions bien qu’elle ne dirait pas non, qu’elle ne pourrait pas nous empêcher de replonger dans l’eau bleutée du soir, à la porte ouverte, où elle avait laissé la grande valise noire et le carton à chapeau pour saluer grand-père, l’ombre indécise dans la pénombre du vestibule.
(Incipit)
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Le reflet qu'on découvre aux pages des livres, quelque imparfait qu'il soit, peut passer pour la réalité. Lire n'est pas une opération neutre, l'enregistrement passif d'un fait préconstitué. Nous projetons notre expérience dans l'image qui naît des caractères imprimés. Nous contribuons dans une mesure décisive à l'évènement très particulier qui mêle des personnages fictifs aux êtres de chair parmi lesquels nos jours se passent, des objets impalpables à ceux, solides, palpables qui mêlent l'espace. Nous corrigeons à notre insu, les approximations ou les lacunes de la narration. D'une indication succincte, d'un nom, d'une simple initiale, K, nous tirons quelque chose, quelqu'un dont la destinée peut nous intéresser au même degré que celle d'un objet matériel, d'une personne vivante. Le travail irréfléchi, correcteur, créateur de la lecture peut s'accomoder d'un matériau médiocre, rectifier l'imperfection des éléments qui ous sont livrés, sur le papier. Ainsi notre vie s'étendra-t-elle au-delà des limites, situées et datées, où elle est cantonnée. C'est miracle qu'une poignée de mots enfermés dans les pages d'un livre contiennent, comme des graines dans un sachet, la promesse d'univers foisonnants, colorés, si persuasifs et détaillés qu'ils rivalisent avec celui que nous habitons à l'enseigne de la réalité.
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J'ai progressé malgré la houle. Quand une lame de fond s'enflait pour me renverser, je m'appuyais au mur que je ne voyais pas. Je me suis cogné à l'huisserie de la porte de la salle de bains, pas très fort parce que je n'allais pas très vite. Mais en même temps que l'air nocturne, le parquet, j'avais subi (le dedans) de profondes métamorphoses. J'étais fait soudain d'une chair translucide, d'une sorte de gelée où le moindre contact avec le dehors éveillait des trains d'ondes cruelles et lentes. J'ai attendu que les vagues s'espacent un peu. L'eau rendrait à ma chair une consistance suffisamment ferme pour que je puisse me frotter au monde, m'y mouvoir, le changer au moyen de lourds outils de fer. J'ai touché le froid de la faïence, de l'acier nickelé.
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Deux éléments, par leur action combinée, ont suffi à imprimer les traits singuliers que l'on voit aux visages : le premier, c'est qu'on était garçon ou fille, qu'on subissait de plein fouet ou par ricochet l'action des choses ; le second, c'est le rang qu'on occupait, l'aînesse et ses fureurs, l'indécision du benjamin, l'air oblique des cadettes, du moins après 1904.
Mais un autre élément, contraire, en tempère l'influence, restreint l'éventail des variations, les confine, toutes, dans la moitié haute et sombre de l'humeur. En fait, c'est le même, celui qui impose à chacun sa place et sa conduite, ses vues, son vouloir, son être et son refus de savoir (sinon il ne voudrait pas, il ne serait plus). C'est l'endroit.
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Pierre Bergounioux
La mémoire est un lieu magique où coexistent jadis et maintenant, l'absence et la proximité, la cause et l'effet, les vivants et les morts. Par elle, les êtres sans ubiquité, sans longévité que nous sommes tiennent ensemble tous les moments, tous les lieux, s'élèvent, un instant, au dessus d'eux-mêmes.
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Dans la pourriture blême, une flamme ou seulement une lueur hésitait. C'est une âme limpide et forte. Faible aussi, à sa façon, face à toute cette saloperie où je nage. Je ne suis que saloperie. Il s'était assis en tailleur, la tête basse, l'oeil fixé sur une lame de sapin comme une allée rectiligne qu'un esprit fantaisiste aurait ratissée avec application, traçant des boucles, divaguant par endroits.
Je ne suis que saloperie, mais s'il y avait en avant ou au-dessus l'idée qu'un être pur se fait de moi, je peux devenir cette idée, lui donner corps. Il faudrait que j'essaie de lui expliquer. Par lettre, c'est plus facile. Le papier intercéderait. Je n'aurais pas besoin d'être là, en personne, pour agencer, pour seconder les mots nécessaires. La saloperie attendrait dans son coin que l'idée supportable qu'elle appelait lui revienne en écho, se dessine devant elle. Après, il n'y a plus qu'à se rapprocher, qu'à s'élever pour l'incarner.
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Le vrai courage, que je n’ai pas, c’est celui de tous les instants. La longue patience. Je lui demandais tout – d’être là, de magnifier, seulement en le lui montrant, le monde qu’elle m’avait ouvert. Mais j’avais tant à faire dans ce monde qui n’existait que par elle que je n’avais plus de temps ni d’attention pour elle.
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S'il fallait définir, d'un trait, la littérature de Homère jusqu'à Faulkner, on pourrait dire que c'est le monde vu par des écrivains. Les faits, qui ont été vécus par des guerriers, de rudes marins, des chevaliers hallucinés, ne furent jamais livrés comme ils étaient produits, dans l'instant, pour les intéressés mais tels que les imaginèrent des lettrés assis à l'écart, plus ou moins longtemps après.
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Une seule occupation avait la vertu d'éclipser toutes les autres, une partie de Labenche la capacité d'annuler, pour tout un après-midi, non seulement le restant de l'édifice mais l'espace compris au creux des collines, le cercle de la réalité : c'était la bibliothèque municipale, le samedi, après le déjeuner. L'emprise qu'un bâtiment à l'inconfort monumental a pu exercer sur les années du commencement contenait un antidote dont j'ai usé du jour, sans doute, où j'ai su lire à celui où je suis parti pour ne plus revenir. Je ne me rappelle pas avoir poussé le battant de la porte grise à bouton de laiton qui ouvrait sur la vaste salle sombre, toujours froide, aux murs couverts de volumes imprimés. Celle-ci précède en moi les premiers souvenirs. Mon père a dû m'y conduire un dimanche matin, mais c'est de mon propre chef, seul, que j'y suis tourné, par la suite, tous les samedis.
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Di 21.12.1980

(...)S'il n' y a ni repos ni cesse à escompter du désir de savoir, c'est qu'il n'y a point de terme à la connaissance. Je continue à lire avec la même avidité, la même tremblante fureur. (p. 9)
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