— Un peu de bruit et de fureur —
Le postulat est passionnant. Au commencement : « On peut supposer que l'indifférenciation du travail, dans les sociétés primitives, inclut le registre du sens. » Puis, c'est la civilisation des villes, la répartition des tâches, la division des composantes matérielles et intellectuelles du travail « qui a pour effet de fermer au plus grand nombre l'expression achevée de la vie concrète et de transformer cette dernière en spectacle pour les écrivains. »
Dans la cité grecque, aux esclaves la production matérielle tandis qu'échoit l'invention du sens à des « hommes amoindris » (
Homère l'aveugle) par l'exemption du travail et du combat. En conséquence : « Conscience du monde, la littérature ne l'est pas d'elle-même. Elle est le fait d'un corps de spécialistes. […] Trois millénaires durant, l'écrivain est un homme, très rarement une femme, qui juge réel, naturel, ce que lui révèlent le loisir studieux, la distance du monde et la neutralité affective qui va de pair. »
« S'il fallait définir, d'un trait, la littérature de
Homère jusqu'à
Faulkner, on pourrait dire que c'est le monde vu par des écrivains. Les faits, qui ont été vécus par des guerriers, de rudes marins, des chevaliers hallucinés, ne furent jamais livrés comme ils étaient produits, dans l'instant, pour les intéressés mais tels que les imaginèrent des lettrés assis à l'écart, plus ou moins longtemps après. »
Pierre Bergounioux longe jusqu'ici la réflexion de
Jacques Rancière sur le partage du sens entre les hommes actifs, qui font l'action (les héros en quelque sorte) et ceux dont la vie n'a pas de destination, que le roman du 19e, la révolution flaubertienne, fait passer au premier plan, telles que l'illustrent et l'accomplissent les rêveries d'Emma Bovary.
Mais si pour Rancière
Flaubert est un nouveau départ (entre autres vers
Faulkner), il est pour Bergounioux un aboutissement, les derniers mots pour dire le monde d'une Europe entrée dans une crise organique de ses représentations avec la venue du temps des masses.
Quelle oeuvre pour ces temps nouveaux ? Trois auteurs relèvent le gant après que
Balzac a dit l'argent et
Flaubert la bêtise, et ne trouvent... rien à en dire. Joyce revient à l'Odyssée, Kafka a ses névroses,
Proust à l'oeuvre pour l'oeuvre.
Mais il y a donc le grand télescopage de l'Amérique (passée directement, aurait dit Einstein, de la barbarie à la décadence). « A cet instant précis et pour très peu d'années, l'Amérique offre un abrégé vivant, vibrant, de tous les siècles et de tous les paysages. Elle mêle le palais de marbre à colonnes doriques et les cabanes en rondins, les dernières bisons et les premières Ford T […] de sorte que l'habitant d'un hameau du Mississippi peut envisager, contre toute attente, à la littérature et celle-ci, contre toute espérance, écouter favorablement une prétention qu'elle aurait jugée inconvenante de l'autre côté de l'océan. »
Voilà
Faulkner.
Avec un style superbe,
Pierre Bergounioux refait plusieurs fois ce chemin, on sent que différents textes sont cousus et je retrouve même un passage sur
Flaubert copié-collé de Catherine. Pas grave.
L'écrivain jusqu'alors face aux objets, entre au coeur de l'action avec
Faulkner et ses « héros qui ne possèdent aucune des capacités requises » dont il épouse le point de vue.
La passionnante exégèse de plusieurs oeuvres du mississippien est chargée de la démonstration. Et là, pour moi, c'est un peu juste…
Oui
Faulkner, mais seulement lui ? Pourquoi pas Hammett et consorts du roman hard-boiled ? Et seulement l'Amérique ? Quid par exemple de
Virginia Woolf ou Céline ? Etc.
Après m'être régalé jusqu'au bout, à la fin, je reste (un peu) sur ma faim.