On sait, quand il écrit de la fiction, qu'un écrivain ne raconte pas sa vie. Il n'en est pas de même lorsqu'il écrit son journal intime. Dans le cas de
Pierre Bergounioux et de ses Carnets de notes, on s'interroge.
L'homme, dans la vie, est, paraît-il un charmant monsieur, assez gai, souriant, affable et poli. Pourtant, si l'on lit ces premiers Carnets de notes, on peut penser qu'il est asocial, handicapé de la vie et déverse un fiel retenu trop longtemps sur ses semblables y compris ceux qu'il chérit le plus.
"Plus je vais, moins je souffre le commerce de mes semblables. Rien ne me convient plus que le labeur solitaire."
Ayant lu les Carnets de notes, dans le désordre : j'ai commencé par ceux de 2001-2010 puis j'ai enchaîné avec les derniers sortis (2011-2015) pour finir par prendre les premiers qui commencent très exactement le 16 décembre 1980. L'homme vient donc de passer la trentaine et ses deux garçons sont encore des petits voire des bébés. La vie est alors rythmée par les dents et les réveils nocturnes du petit dernier qui vient de naître jusqu'à l'angoisse lorsque le petit garçon présente une pneumopathie mal diagnostiquée.
"Si l'amour paternel est celui qui voudrait se charger de toute la souffrance et la porterait avec joie, alors je la possède au suprême degré."
Car
Pierre Bergounioux est un grand angoissé devant l'Eternel. Si l'épisode hospitalier avec son petit garçon le justifie largement, le reste démontre que la vie doit souvent lui être insupportable. Bien sûr, au cours de cette décennie il perd son beau-frère Norbert dans des circonstances assez pénibles et son père à qui il voue un amour-haine assez complexe et singulier, bien sûr il y a ces heures de collège de banlieue devant des enfants démotivés et peu au fait de la connaissance et de la chose écrite, tout cela peut démoraliser. Et les parents d'élèves lui font perdre du temps qu'il pourrait consacrer à écrire.
"Si les gens s'occupaient convenablement de leur progéniture ils s'épargneraient bien des soucis, et à moi un long et douloureux ennui."
Combien de fois peut-on se dire cette phrase lorsqu'on est professeur ? Chaque année me semble-t-il.
Mais quand il est en vacances avec du temps pour lui de créer ses statues de métal, d'aller fouiller les ferrailleurs et se promener dans sa Corrèze d'enfance, il reste inquiet de je ne sais quoi, comme un néant qui rôde, une noirceur sourde qui l'accompagne et qui le rend sensible et finalement créatif.
"De n'être pas rongé d'inquiétude, voilà qui m'inquiète."
Socialement, on sait aussi que l'homme est de gauche, a même sa carte au parti communiste, est un défenseur des petits, syndicaliste convaincu mais se désole devant les gens qu'il est censé représenter :
"(Fête fédérale.11-6-1983) Mais je dispose d'un observatoire exceptionnel sur un monde dont je me suis détourné, à la fin de l'adolescence pour vivre dans les livres. Deux, au moins, des gars sont de ces gens au commerce desquels je préférerais, comme
Stendhal l'avoue dans son journal, la solitude du cachot, épais, au physique comme au moral, hâbleurs, amis de la grasse blague et des Kronenbourg. Les autres, des métallos, ont cette allure entière, ouvrière, dans l'action et l'expression, l'affirmation de soi, à quoi s'oppose ma retenue de petit bourgeois."
Il reconnaît son appartenance au monde des bourgeois, à celui des livres et de la culture. le contact avec les autres est d'autant plus frontal. Paradoxalement, il reproche aux grands bourgeois du début du vingtième siècle comme
Gide de ne pas connaître la vraie vie, celle où il faut la gagner en travaillant, comme lui, le professeur. Opinion que je partage largement. On pourrait le dire de
Proust s'il n'était sauvé par son oeuvre entière.
"Vie facile, bourgeoise que la sienne. Que de temps passé, sans remords, en mondanités et bavardages, en déplacements, en voyages. Nulle allusion aux fatigues du travail, à la dure nécessité de gagner sa vie. Pas d'obligations familiales. Il fait un cas énorme de riens tandis que l'orage monte, que l'Europe s'apprête à entrer en convulsions."
Et les enfants grandissent, et la famille construit une nouvelle maison. le plus grand, Jean, devient un adolescent et son père ne supporte aucun écart, aucune rébellion, aucun manquement à l'étude. Cela commence en primaire avec le plus jeune, Paul, lorsqu'il a huit ans et ne comprend pas d'emblée le système métrique, Pierre écrit tout de suite un drame :
"Tout autour de nous, des êtres en perdition, inaptes à soutenir leur vie, et qu'on passe la sienne à tenter de sauver."
Car s'il s'adonne avec ferveur à la lecture et l'écriture dès potron-minet,
Pierre Bergounioux le doit à un serment qu'il s'est fait dès ses dix-sept ans qui est en résumé : « la connaissance ou la mort. » Tenter de « comprendre », de « faire la lumière dans ce monde » est l'une de ses préoccupations majeures. C'est pour cela qu'il ne peut supporter qu'on ne soit pas comme lui, que des personnes soient en train de paresser autour de lui, dans sa maison, dans les cafés, dans les rues. Il est paradoxal aussi que cet homme de gauche soit si méprisant du peuple qui ne lit pas, qui n'est pas éduqué, comme lui a pu le faire, depuis sa province reculée, a eu la chance de le faire devrait-on dire.
Peu de lieux où se concentrent plus intensément qu'en ses estaminets la tristesse et la déréliction, le néant."
Plus proche de lui, ses enfants n'ont pas droit à l'erreur, certes, il les aide dans leurs tâches scolaires, souvent en concevant de l'humeur mais ne les encourage pas souvent. Ainsi lorsque Jean joue dans une pièce de
Molière à la MJC locale :
"Tout le monde se rend à la MJC en soirée (sauf moi) pour assister à la représentation des Précieuses."
Finalement, comme le gros beauf' de base qui ne supporte pas le théâtre, Pierre reste à la maison. Parfois la soif de connaissance est contre-productive.
Enfin
Pierre Bergounioux, à force de faire, devient comique, peut-être même sans le vouloir. Il invente des images. Il faudrait qu'il explique ce qu'est "une moustache inculte" par exemple.
Et puis, irrésistible cette phrase :
"Depuis notre retour, j'ai vécu comme une taupe, enfoncé dans les livres, à tenter d'y voir un peu plus clair."
C'est sûr, on y voit tout de suite plus clair !