Citations de Pierre Bourdieu (457)
Une des propriétés des sondages consiste à poser aux gens des problèmes qu’ils ne se posent pas, à faire glisser des réponses à des problèmes qu’ils n’ont pas posés, donc à imposer des réponses.
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• La fabrique des débats publics - cours inédit de Pierre Bourdieu au Collège de France, 1990
>> https://www.monde-diplomatique.fr/2012/01/BOURDIEU/47159
A ceux qui objecteraient que nombre de femmes ont rompu aujourd'hui avec les normes et les formes traditionnelles de la retenue et qui verraient dans la place qu'elles font à l'exhibition contrôlée du corps un indice de "libération", il suffit d'indiquer que cet usage du corps propre reste très évidemment subordonné au point de vue masculin [...] le corps féminin à la fois offert et refusé manifeste la disponibilité symbolique qui, comme nombre de travaux féministes l'ont montré, convient à la femme, combinaison d'un pouvoir d'attraction et de séduction connu et reconnu de tous, hommes ou femmes, et propre à faire honneur aux hommes dont elle dépend ou auxquels elle est liée, et d'un devoir de refus sélectif qui ajoute à l'effet de "consommation ostentatoire" le prix de l'exclusivité.
Une des propriétés importantes d'un champ réside dans le fait qu'il enferme de l'impensable, c'est-à-dire des choses qu'on ne discute même pas. Il y a l'orthodoxie et l'hétérodoxie, mais il y a aussi la doxa, c'est-à-dire tout l'ensemble de ce qui est admis comme allant de soi, et en particulier les systèmes de classement déterminant ce qui est jugé intéressant et sans intérêt, ce dont personne ne pense que ça mérite d'être raconté, parce qu'il n'y a pas de demande.
En fait, la frontière entre jeunesse et vieillesse est dans toutes les sociétés un enjeu de lutte. Par exemple, j'ai lu il y a quelques années un article sur les rapports entre les jeunes et les notables, à Florence, au XVIème siècle, qui montrait que les vieux proposaient à la jeunesse une idéologie de la virilité, de la virtu, et de la violence, ce qui était une façon de se réserver la sagesse, c'est-à-dire le pouvoir.
Les petits-bourgeois ne savent pas jouer comme un jeu le jeu de la culture : ils prennent la culture trop au sérieux pour se permettre le bluff ou l’imposture ou, simplement, la distance et la désinvolture qui témoignent d’une véritable familiarité ; trop au sérieux pour échapper à l’anxiété permanente de l’ignorance ou de la bévue et pour esquisser les épreuves en leur opposant ou l’indifférence de ceux qui ne sont pas dans la course ou le détachement affranchi de ceux qui se sentent autorisés à avouer ou même à revendiquer leurs lacunes.
Il serait facile de montrer par exemple que les Kleenex, qui demandent qu’on prenne son nez délicatement, sans trop appuyer, et qu’on se mouche en quelque sorte du bout du nez, par petits coups, sont au grand mouchoir de tissu, dans lequel on souffle très fort d’un coup et à grand bruit, en plissant les yeux dans l’effort et en se tenant le nez à pleins doigts, ce que le rire retenu dans ses manifestations visibles et sonores est au rire à gorge déployée, que l’on pousse avec tout le corps, en plissant le nez, en ouvrant grande la bouche et en prenant son souffle très profond […].
Le temps est une denrée extrêmement rare à la télévision. Et si l'on emploie des minutes si précieuses pour dire des choses si futiles, c'est que ces choses si futiles sont en fait très importantes dans la mesure où elles cachent des choses précieuses.
La télévision fait courir un danger très grand aux différentes sphères de la production culturelle, art, littérature (...), un danger non moins grand à la vie politique et à la démocratie
Les détenteurs de titres de noblesse culturelle - semblables en cela aux détenteurs de titres nobiliaires, dont l'être, défini par la fidélité à un sang, à un sol, à une race, à un passé, à une patrie, à une tradition, est irréductible à un faire, à un savoir-faire, à une fonction - n'ont qu'à être ce qu'ils sont parce que toutes leurs pratiques valent ce que vaut leur auteur, étant l'affirmation et la perpétuation de "l'essence" en vertu de laquelle elles sont accomplies.
La force particulière de la sociodicée masculine lui vient de ce qu'elle cumule et condense deux opérations : elle légitime une relation de domination en l'inscrivant dans une nature biologique qui est elle-même une construction sociale naturalisée.
Il me semble en effet qu'une des causes principales de l'erreur en sociologie réside dans un rapport incontrôlé à l'objet. Ou plus exactement dans l'ignorance de tout ce que la vision de l'objet doit au point de vue, c'est-à-dire à la position occupée dans l'espace social et dans le champ scientifique.
Les apparences biologiques et les effets bien réels qu'a produit, dans le corps et dans les cerveaux, un long travail collectif de socialisation du biologique et de biologisation du social se conjuguent pour renverser la relation entre les causes et les effets et faire apparaître une construction sociale naturalisée (les "genres" en tant qu'habitus sexués) comme le fondement en nature de la division arbitraire qui est au principe de la réalité et de la représentation de la réalité et qui s'impose parfois à la recherche elle-même.
Dans cet univers qui se caractérise par un haut degré de cynisme, on parle beaucoup de morale. En tant que sociologique, je sais que la morale n’est efficace que si elle s’appuie sur des structures, des mécanismes qui font que les gens ont un intérêt à la morale. Et pour que quelque chose comme une inquiétude morale apparaisse, il faudrait qu’elle trouve des supports et des renforts, des récompenses, dans cette structure.
La télévision devient l’arbitre de l’accès à l’existence sociale et politique.
Il y a beaucoup d'intellectuels qui mettent en question le monde ; il y a très peu d'intellectuels qui mettent en question le monde intellectuel.
Le monde du journalisme est un microcosme qui a ses lois propres et qui est défini par sa position dans le monde global, et par les attractions, les répulsions qu’il subit de la part des autres microcosmes. Dire qu’il est autonome, qu’il a sa propre loi, c’est dire que ce qui s’y passe ne peut pas être compris de manière directe à partir des facteurs extérieurs. C’était là le présupposé de l’objection que je faisais à l’explication par des facteurs économiques de ce qui se passe dans le journalisme. […] Il est évident qu’une explication qui ne prendrait pas en compte ce fait serait insuffisante mais celle qui ne prendrait en compte que cela ne serait pas moins insuffisante. Et elle le serait peut-être encore plus parce qu’elle aurait l’air d’être suffisante.
On peut se fier à Proust qui n’a cessé de cultiver et d’analyser à la fois le plaisir cultivé, lorsque, pour essayer de comprendre et de faire comprendre cette sorte de plaisir idolâtre que l’on prend à lire telle page célèbre […], il doit évoquer, outre les propriétés mêmes de l’œuvre, tout le réseau des références croisées qui se tisse autour d’elle, référence de l’œuvre aux expériences personnelles qu’elle a accompagnées, favorisées, ou même produites chez le lecteur, référence de l’expérience personnelle aux œuvres qu’elle a contaminées souterrainement de ses connotations, références, enfin, de l’expérience de l’œuvre à une expérience antérieure de la même œuvre ou à l’expérience d’autres œuvres, chacune d’elles enrichie de toutes les associations et les résonances qui lui sont attachées […]
Le refus de reconnaitre une réalité traumatisante étant à la mesure des intérêts défendus, on comprend la violence extrême des réactions de résistance que suscitent, chez les détenteurs du capital culturel, les analyses qui portent au jour les conditions de production et de reproduction déniées de la culture : à des gens dressés à se penser sous les espèces de l'unique et de l'inné, elle ne font découvrir que le commun et l'acquis.
S'il y a une vérité, c'est que la vérité est un enjeu de luttes...
Le pouvoir symbolique ne peut s'exercer sans la contribution de ceux qui le subissent et qui ne le subissent que parce qu'ils le construisent comme tel.