Citations de Pierre Jourde (329)
La vraie vie, alors ? Celle qu'évoquent certains de tes collègues, tu sais , ceux pour qui les confitures de fraises et le sarclage des patates constituent le retour aux valeurs profondes, le contact avec les éléments et avec la nature, le bonheur des saisons, l'harmonie cosmique, tout ça. Avec une goutte d'homéopathie et des tisanes calmantes, on approche de l'idéal, non ?
Avec son crâne nu sous la casquette, son nez en bec de busard, sa peau rougeâtre parcourue de traînées noires et sa manche où pendait une poignée de plumes, il avait l'air d'un très vieil ange, cuit dans des fournaises et des beuveries, jusqu'à en perdre la mémoire du ciel.
Si un auteur voulait se donner une chance d'entrer dans le club fermé de ceux que l'on respecte, de ceux qui font de la grande littérature, il lui fallait se montrer grave, compassé et désespéré. La réalité ne correspondait pas à cela, mais je ne pouvais pas m'en empêcher. J'entrais chaque fois dans l'écriture comme dans une église ou un cimetière.
Tu as pu, depuis cinquante ans, aller dans toutes les maisons, trinquer, causer. Tu as pu organiser un réveillon pour tout le village, chez toi, l'année de la tempête. Tu as pu danser les jours de fête du pays, te bourrer la gueule, comme tout le monde, au 1er janvier. Tu as pu aider à rentrer les foins, à garder les bêtes, à vêler les vaches. Tuas pu recevoir les enfants à la maison, les faire jouer, les faire dîner. Tu as pu enterrer ton père ici, porter le cercueil de Lucie, assiser aux messes, aux bénédictions des tombes le jour de la Toussaint, tout cela compte pour rien, ne sera jamais rien. Tu restes malgré tout le type de la ville, fils Caliste. On pouvait dire jusqu'ici qu'il n'était pas fier, qu'il causait bien à tout le monde, c'est tout le contraire qui ressort à présent, l'indéracinable certitude que l'homùme de la ville les fait passer pur des arriérés, que le propriétaire terrien les méprise. On peut se croire d'ici, (...), on reste un étranger. (p. 108-109)
Dans la faculté qu'a le village de féconder des légendes, depuis les vacances de notre petite enfance jusqu'aux jours présents, la route ne compte pas pour rien.
Si tout est positif, plus rien ne l'est. Les opinions se résorbent dans une neutralité grisâtre. Toute passion a ses fureurs. Faut-il parler de la littérature en se gardant de la fureur ?
De même, si on s'avise de sortir son trousseau de clés au moment où l'ascenseur va arriver sur le palier, et si le trousseau nous échappe des mains, il n'y a rigoureusement aucune chance pour qu'il tombe sur le plancher de l'ascenseur. Les clés ont bien calculé leur coup, elles savent ce qu'il faut faire, et tac, elles se glissent directement dans l'interstice entre la plate-forme de l'ascenseur et la porte palière, elles chutent d'étage en étage, et atterrissent au fond de la fosse. Pour récupérer les clés, il faudra s'adresser au concierge, mais il est quatorze heures et la loge ne rouvre pas avant dix-huit heures. A dix-huit heures, le concierge écoute votre histoire de l'air de celui qui vous prend ostensiblement pour un maladroit, un con et un emmerdeur. Il appelle de mauvaise grâce la société d'entretien de l'ascenseur, laquelle n'a personne de disponible, il est vendredi, ils passeront le lundi à une heure indéterminée, ça tombe bien, lundi vous êtes pris toute la journée, il faudra qu'ils remettent les clés au concierge. Au fond de la fosse, les clés ricanent, vous pouvez presque percevoir leur petit rire grelottant.
Où en étais-je déjà ? Je ne sais même plus de quoi je parle, ni même quel est le sujet exact de ce récit.
Les académiciens ne sont pas encore arrivés.(...)
Tout à coup, les gardes républicains se mettent à rouler le tambour. Entrée en grande pompe, par le haut des gradins, de l'Académie française.
Un frisson me parcourt.
C'est l'entrée des morts-vivants.
C'est donc ça, me dis-je, le sens de l'adjectif « immortel » pour désigner les académiciens : la zombification des écrivains.
Le spectacle est affreux. George Romero n'aurait pas fait plus effrayant et plus désolant. Les grands médecins, les avocats célèbres, les écrivains glorieux titubent, se risquent à tout petits pas jusqu'au bord des marches, comme s'ils parcouraient, non pas en habit chamarré, mais en haillons déchiquetés, les rues boueuses d'un village désert du Tennessee.
Et commence la descente. Là, c'est une autre image qui s'impose. La vingtaine de marches prend autant de temps que s'il s'agissait de la face nord des Grandes Jorasses. Ils s'agrippent à la rambarde, se tiennent les uns aux autres, crochètent désespérément tout ce qui passe à portée de leurs mains tavelées et noyées de rides, tout branlants, tout tremblotants, on se dit que si l'un fait un faix pas, c'est la cordée qui va basculer dans le vide.
La salle retient son souffle, frémit comme à une projection de "Vertical Limit" au Grand Rex. Vont-ils arriver entiers ? Qui va y laisser son col du fémur ? Faudra-t-il récupérer derrière eux un dentier, des ongles, un œil de verre ? Prévoit-on d'éponger discrètement des traces d'urine ? De là-haut, on a vue sur des calvities intégrales ocellées de taches brunes, ou des portions de crânes sur lesquels poussent des touffes de cheveux grisâtres et secs semblables à des colonies de lichens. Et les tambours roulent durant tout le temps que dure la représentation, comme pour dramatiser le numéro accompli par une bande de vieux clowns arthritiques qu'on aurait invités à se produire, par compassion, dans un spectacle de charité.
Il composait, il écrivait, il dessinait. Youri dira que pour lui, pour quelques autres aussi, il a été celui qui les a poussés dans la voie de la création.
Il faut apprendre la différence entre guérison et rémission. Accepter ce simple suspens, la rémission, dans une maladie sans espoir.
Nous éprouvons les premières semaines de la maladie comme un combat que l'on va s'efforcer de gagner.
Rêver de Gazou, c'est toujours rêver de son sourire.
On a pris un morceau de ton corps, c'est la première étape.Tu es à terre, tu reprends ta respiration, tu vas te relever.
Et cette mécanique affolée des interprétations est en elle-même une espèce particulière de souffrance.
Mais on peut aller au plus profond du labyrinthe, dans la pièce inaccessible, le monde parvient toujours à se faufiler.
La mort est une relecture du passé, on se revoit ne pas savoir.
Tu regrettes les fenaisons qui regroupaient familles et voisins, vieilles et enfants râtelant derrière le tracteur, les bottes montées et déchargées à la main, le coup de pinard, la joie, les rires et les concours de force, tout cela remplacé par la morne solitude dans la cabine fermée du gros tracteur où un homme seul s’emmerde avec la radio pour seule compagne. (p. 135)
Le pays regorge de chercheurs de querelles, de bagarreurs de bistrot et de bal, experts à se trouver des prétextes au cas où il leur en manquerait, infiniment chatouilleux, d'un honneur dont l'hypertrophie, pouvait-on supposer, compenserait tout, tout le reste, une vie de consentement à la dureté de la vie, à la fin de la paysannerie, à la solitude croissante, et le consentement exige parfois d'être remboursé cash.
"Il y a des livres qui font croire qu'ils sont des livres, comme les McDo font croire qu'ils vendent de la nourriture".