Citations de Roy Jacobsen (149)
Ils restèrent là, au rythme des respirations hachées, comme si elle n’avait jamais été une femme, et pour la première fois, elle se laissa envahir par la certitude écrasante qu’il existait une autre île.
C’est presque une pensée macabre qui indique qu’il n’aime pas le travail de la terre, il est un homme de la mer, plus pêcheur que paysan, plus chasseur qu’esclave d’une terre. Ce qui était censé être un petit supplément de prairies est en train de se muer en une plaie existentielle.
Ingrid souffla sur la lampe et monta à l’étage, elle dormit comme Nelly après avoir pensé à Barbro et s’être dit qu’elle devait récupérer l’horloge mise en gage chez Margot, la pendule aux chiffres romains et aux aiguilles décorées ; même un îlien a besoin d’une délimitation silencieuse entre les deux jours qui s’écoulent, entre les deux moments où l’on remonte une horloge.
C'est un été d'une chaleur mortelle, le plus chaud de mémoire d'homme. Le ciel et la mer se sont fondus pour former une bouillie brumeuse qui les recouvre nuit et jour ; l'herbe est courte et marron, les fanes de pommes de terre sont molles, les hommes et les bêtes transpirent et respirent avec peine. Ils marchent à moitié nus, cernés par des nuées de mouches sur une île tropicale près du cercle polaire.
il lui crie qu'elle doit sentir avec son corps, que l'île est immuable, même si elle tremble, même si le ciel et la mer sont chambardés, une île ne disparait jamais, même si elle vacille, elle reste ferme et éternelle, enchaînée dans le globe lui-même
Nul ne peut quitter une île ; une île, c'est un cosmos en réduction où les étoiles dorment dans l'herbe et sous la neige.
... Tout le monde a le droit d'être le héros de sa propre vie, même les boiteux et les aveugles, même ceux qui ont des boutons purulents sur la figure, à condition de recevoir un petit coup de main, car que serions nous sans un peu d'aide ?
Barbro a envie d'aider son frère avec les baquets mais elle sait qu'ils ne veulent pas de femme à bord d'un bateau de haute mer. Par mesure de sécurité, ils n'ont pas de gaufres à bord, ni de fromage brun, et ils ne sifflent jamais, celui qui siffle en mer est fichu, qu'il croie en Dieu ou au destin, peu importe.
Il y a beaucoup de vie dans le bélier. C’est une bête sauvage. Avec de longs poils emmêlés, des croûtes de sel, de sable et de terre autour des sabots, une sorte d’armure noire qui se balance et qui empeste la mer et l’étable.
Tout ressemble à quelque chose, mais l'on n'arrive à cette conclusion que si l'on a trouvé une solution à ce qui se révèle être la répétition d'une chose à laquelle on a déjà pensé.
... dans une ville incendiée, il y a de la suie, il y a de la suie partout, sur les vêtements et sur les visages, sur le sol, dans les rues, sur les chars et les tentes, sur les chats - et elle ne s'en va jamais, elle se mêle à la neige poudreuse et s'y incruste, elle tourbillonne, elle fond et gèle à nouveau, elle s'infiltre dans les yeux et dans la gorge, dans le nez et dans les poumons, il n'y a rien de plus sale qu'une ville incendiée, elle n'est plus que cela, de la saleté, de la merde.
Les années d'enfance sont ainsi une sorte d'errance entre le crime et l'obéissance, entre la volonté d'obtenir un statut en étant bon à l'école et un bon fauteur de troubles, puis ça change au lycée, où il est possible d'être à la fois un fouteur de merde et bon en maths, même si cette combinaisons n'est qu'une carrière temporaire car la plupart optent pour la voie légale, et l'énervé en eux s'efface peu à peu pour mourir complètement, et ne ressortir que dans des situations tendues avec l'épouse et les enfants.
Sur cette terre, il n'y a jamais eu aussi peu de concordance entre ce que coûte un objet et ce que perçoivent ceux qui l'ont fabriqué.
« La maison sera blanche. » Avec des fenêtres et des bordures de toit vertes. Quand ils n’étaient pas en train de faucher ou de mettre le foin à sécher, ils peignaient. Même Maria. Elle peignait les fenêtres, lentement, avec soin. C’était la première maison sur Barroy a être peinte. Et cela métamorphosa non seulement la maison, mais l’île entière, cela métamorphosa les rochers, le sable, l’herbe, les bêtes et les arbres. Quand ils eurent terminé, ils ne pouvaient pas la regarder, ils n’en croyaient pas leurs yeux, la vieille maison grise avait l’air d’être faite de neige fraîche, on aurait dit qu’elle se trouvait ailleurs sur le continent, dans une ville, il émanait d’elle une richesse infinie qui pouvait étinceler seulement à un endroit où elle n’avait pas de rivales, c’était un choc, un corps étranger, on se serait étranglé de rire à la voir.
(...) elle sentait la même confusion que pendant la guerre, en ces jours désacordés, comme s'ils étaient faits de plusieurs parties désunies (....) p. 151
Ils riaient doucement, il pointait le doigt sur lui et disait "Alexander", puis sur elle en disant "Ingrid", il ne se lassait jamais de ces mots, et elle non plus. Puis elle l'habilla, lui coupa les ongles des orteils, elle prit les pieds d'une blancheur marmoréenne et les lava lentement, chacun parlant sa langue et en comprenant chaque mot.
Un îlien n’a pas peur sinon il ne peut pas vivre dans un endroit pareil, il lui faut prendre ses cliques et ses claques, déménager et s’installer dans un bois ou dans une vallée, comme tout le monde. Ce serait une catastrophe, un îlien a l’esprit sombre, il n’est pas raide de peur, mais de sérieux.
Vivre sur une île, c'est chercher. Ingrid avait cherché depuis sa naissance, elle avait cherché des baies, des œufs, du duvet, du poisson, des moules, des plombs, des ardoises, des moutons, des fleurs, des planches, des ramilles... Les yeux d'un îlien cherchent, que sa main ou sa tête soit occupée, avec ces coups d’œil incessants sur les îles et la mer qui s'accrochent au moindre changement, qui notent le signe le plus insignifiant, qui voient le printemps avant qu'il arrive et la neige avant qu'elle ne peigne ses touches blanches dans les crevasses et les creux, il découvrent les bêtes avant qu'elles ne meurent et les enfants avant qu'ils ne tombent, ils voient les poissons invisibles dans la mer sous les nuées d'ailes blanches, la vue est le cœur battant de celui qui vit sur une île.
Sur une île, le silence est plus brutal que celui qui peut s'abattre sur la forêt, sans prévenir. La forêt est souvent silencieuse. Sur une île, il y a si rarement du silence que les gens s'arrêtent net, regardent autour d'eux et se demandent ce qui se passe. Le silence les étonne. Il est mystérieux, presque chargé d'espoirs, c'est un étranger sans visage vêtu d'un manteau noir qui arpente l'île à pas feutrés. Sa durée varie selon les saisons, le silence peut durer longtemps dans le gel de l'hiver, comme morsqu'il y avait de la glace autour de l'île, mais celui de l'été est toujours comme une petite pause entre un souffle de vent et un autre, entre le flot et le jusant, ou pendant ce miracle qu'est l'instant où l'homme cesse d'inspirer avant d'expirer.
Mais elle ne parvient pas à dire qu'ils ne quitteront jamais Barrøy, c'est une idée impossible, surtout au moment où la Première Tempête de l'hiver pousse ses râles de mort à l'extérieur des murs qui craquent, à ce moment-là, on est déstabilisé, on ne sait pas que, lorsque l'on vit sur une île, on n'en part jamais, on ne sait pas qu'une île s'accroche à ce qu'elle a, de toutes ses forces.