Citations de Sandrine Collette (1599)
Cela signifiait que le moment était arrivé.
Seulement voilà.
Comment lui dire.
Elle voyait comme lui, elle avait forcément deviné. Pourquoi elle n'en parlait pas elle d'abord, qui avait la langue bien pendue d'ordinaire, pourquoi elle l'ouvrait pas sa fichue bouche de pipelette, pour une fois qu'il l'aurait laissé faire.
Elle n'avait pas voulu y croire. Pas voulu regarder une seconde fois non plus, préférant le doute et l'angoisse à l'affreuse certitude.
Tout son corps ne vibrait que pour eux, les neuf petits à qui elle avait donné la vie, le père et elle en avait ri de bonheur chaque fois que cela était arrivé, elle ne devait pas baisser les bras, jamais, car chacun de ses enfants à lui seul valait la peine qu'elle s'éreinte et s'arc-boute.
Et comme les autres, il se remit à contempler l'océan en rage.
Ils discutent un moment de la journée, lapant leur verre à petites gorgées. Camille essaye d’écouter, l’attention flottante, distraite par le regard d’Octave. Ce regard avide et dérangeant qu’elle cherche en même temps qu’il l’intimide, et qui la coince là entre le mur et Lubin, et qui la dévore. Il faut que George et Lubin soient méchamment absorbés par leur conversation pour ne s’apercevoir de rien, et parce qu’ils s’en moquent aussi, seul le raisin compte, le raisin à coups de quatre tonnes déversées dans la maie, le jus de la cuvée et le jus de la taille, le taux de sucre cette année. Non, ils ne voient rien de ce qui se joue à un mètre d’eux, ne sentent rien de la tension pourtant palpable, électrique, qui s’est établie entre Camille et Octave, parce que c’est impossible aussi, elle est si jolie, ça ne les effleure même pas. Et quand ils repartent vers le pressoir ils les oublient tout simplement. Pas même un mot pour dire : On y retourne, faut surveiller. Pas un regard envers ces deux êtres qui n’existent plus pour eux et qui restent seuls face à face, silencieux et figés.
Ils ont ces visages fatigués par l'angoisse,les traits tirés par la peur de rester là à jamais.
Le soleil des premiers jours de juillet les réveille l’enfant et elle un peu après six heures. Impossible d’y échapper : derrière le pare-brise il fait trop chaud déjà, Moe a ouvert les vitres dans la nuit. Mais si ça n’avait pas été le soleil, les voix les cris et les bruits de casseroles se seraient chargés de les sortir du mauvais sommeil ou ils ont sombré.
D'une certaine façon, ils admettent que c'est mérité et, même si c'est trop facile, pensent tout bas que les autres, ceux qui vivent là-bas, n'avaient qu'à travailler.
À tâtons, Perrine trouve la main de Louie et la prend dans la sienne. Noé s’y ajoute. Ils se tiennent en silence. Ils ne savent pas quoi faire d’autre, que s’agripper pour se dire qu’ils s’aiment.
Et pourtant. Des jours de peur et de douleur, à surveiller la mer, à trembler devant les tempêtes, à se faire saigner les mains à cause des rames qu’il faut tenir du matin au soir, à échapper aux pièges, jusqu’aux hommes qui se coulent sous l’eau et jusqu’aux griffes des poules affolées.
Alors ils s’étendent sur le plancher, les yeux dans les étoiles, en rêvant au lendemain, à la sensation du sable chaud coulant entre leurs doigts de pied, à leur course quand ils pourront, enfin, se dégourdir les jambes, aux poissons grillés, aux fruits qu’ils imaginent déjà trouver, une sorte d’eden impossible, de ceux qu’on imagine le soir et que le matin désenchante chaque fois.
Elle est tout entière fermée, repliée sur son désespoir – les yeux cachés derrière les paumes, et le père est fasciné par ces mains soudain, celles d’une vieille femme de quarante ans, avec des veines bleues et saillantes, des taches sur la peau aux reflets jaunes, des mains qui se sont trop agrippées à la barque ces derniers jours et qui semblent ne plus jamais pouvoir s’ouvrir, recourbées comme des griffes.
Penchée sur le côté, elle voit son reflet dans l’océan. Mouvement de recul. Même dans l’eau grise, elle devine la pâleur de son visage, ses traits tirés et bleuis par le malheur. Cette marque-là, elle la gardera jusqu’au bout. Elle le sait : dorénavant, elle est la mère d’un petit fantôme.
Elle ne devine pas que son cœur lentement se répare, jouant des allers-retours sur le chemin d’une guérison qui n’en sera jamais une, un pansement peut-être, une compresse, pour appuyer bien fort là où cela saigne, juste de quoi continuer, se lever le matin, une pommade pour l’enfant disparue.
Peut-être si Liam et le père ramaient fort, douze jours. Mais douze jours, cela ne réglait toujours pas le problème. Le problème, c’était ce que le père n’arrivait pas à dire et qui lui arrachait la gueule : ils n’avaient qu’une seule barque. Et la mère avait tout compris, comme il s’en doutait, parce qu’à ce moment-là elle posa sur lui un regard de feu, haine et désespoir mêlés, un regard qui l’accusait définitivement – et elle murmura, comme si c’était lui, rien que lui, comme si tout était sa faute, la mer, la tempête et le malheur :
— Qui vas-tu laisser ?
Sans argent, elle n’a pas d’illusion sur les difficultés qui l’attendent pour gagner Moscou, s’en remet à la communauté afghane. Il paraît qu’en Russie les organisations humanitaires prennent en charge les réfugiés. Elle sait qu’elle y arrivera.
Elle passe des heures à consigner ses observations. Plante des herbes, observe la pousse, récolte, sèche, se trompe aussi, quand elle mélange les espèces l’une sur l’autre et que les substances actives s’annihilent les unes les autres, l’infusion ne vaut plus rien, ni les plantes qui ont pris le moisi ou passé un an, il faut tout jeter, elle recommence. Perçoit que du séchage dépend la qualité des remèdes, avant même les dosages, et qu’il lui manque toujours une infinité d’herbes, de fleurs, d’écorces – alors elle cherche les plantes communes, une espèce d’assortiment de base pour soigner la plupart des petits maux. Elle équilibre les doses, ajoute, retranche, invente de nouvelles drogues. Son grand-père observe, sceptique puis intéressé, donne son avis. Elle l’écoute avec attention, fascinée par le pouvoir des fleurs, des feuilles, des racines, le monde revient à sa source, se dit-elle, car tout se guérit par la terre – sauf ce qui doit mourir, et alors aucun remède, aucune potion n’y pourra rien, quand le destin s’en mêle.
Il suffira d’un verre de trop, mais elle n’arrive plus à les compter. Juste la certitude que le temps presse. Et cette cagnotte qui n’arrive pas à grimper, pas assez vite, avec ces pauvres billets de cinq ou dix euros et quelques pièces pour faire illusion.
La France, Paris, les Champs-Élysées, les bateaux-mouches sur la Seine. La tour Eiffel qui scintille chaque heure. Dans son île, le rêve, c’était pour les autres. Elle, ses cinq frères et sœurs, les parents fatigués depuis le matin, leur destin était tout tracé : quelques petits boulots à la saison touristique, les aides sociales le reste du temps. Se marier entre soi, avec le fils du voisin. Avoir des enfants qui ne feraient pas d’études, trouveraient des jobs quatre mois par an dans la restauration ou les loisirs, attendraient les aides sociales eux aussi les huit autres mois ; épouseraient voisins et voisines à nouveau.
Pas de regrets, pas de remords, puisque de toute façon c’est trop tard. Une fois que tu as cassé une barre en fer sur la gueule d’un type, tu vas pas aller t’excuser, hein, Moe. C’est pas que tu pourrais pas, remarque. Mais voilà, pour quoi faire ? Autant aller de l’avant. Regarder en arrière, écoute-moi bien : ça sert à rien.