Un beau texte, qui nous fait dire du bonheur, rien que du bonheur !
Un magnifique témoignage de cet écrivain qui ne savait pas que cet ouvrage serait son testament.
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Nous, il faut que nous sachions - oui, même cela - que la pénétration est un moment étrange, un moment unique ; celui où nos corps, que les lois sans nombre condamnaient à vivre dans l'isolement (c'est pire : à l'extérieur les uns des autres), pour une fois s'y rencontrent. Ils font plus : chacun d'eux se met à éprouver l'autre, et à l'éprouver comme il a eu lieu : du dedans. Et c'est un choc, si l'âme est là pour le voir, qui n'a pas eu d'autre exemple dans le reste de nos vies. Jusqu'ici le baiser, seul le baiser avait pu nous y préparer ; mais il n'était encore qu'une image en miroir. Tout à coup l'homme est dans la femme : il ne la voit plus, il, la vit. Il vit quelque chose qui n'est plus simplement lui. Et pour la femme, l'homme n'est déjà plus cet étranger absolu ; ce bloc posé là dans le monde en face d'elle. Désormais, chacun va vivre ses sensations, mais aussi celles de l'autre. S'ils ne croient pas que cela soit possible, c'est qu'ils sont distraits, emportés et c'est qu'ils n'ont pas encore appris à faire l'amour dans la lumière.
Les voyants parlent si mal de l'imagination. C'est à croire qu'ils ne la connaissent pas. Ils font semblant d'être sûrs qu'elle remplace tout, et notamment les yeux. Ils ignorent qu'elle peut en effet créer des milliers de figures, les combiner pendant des jours, et vous laisser dans un vide aussi grand que celui de la migraine. La nuit de la cécité, j'ai toujours dit qu'elle n'existait pas. Mais elle existe : c'est l'invasion des images.
Car toutes ne sont pas bonnes. Il y a toutes celles qui vous disent le contraire de la réalité, qui ne vous disent plus que votre propre réalité à vous. Et si vous avez le malheur de les regarder trop, celles-là, c'en est fini de l'amour. Mais tout de suite, en quelques heures. Plus question de parler à quelqu'un ni même d'avoir envie qu'on vous parle. Plus question de se rappeler que les autres existent. On est prisonnier d'un monde qui tourne. On n'a plus de voix qu'à l'intérieur de sa tête. On n'aime plus rien, sinon s'entendre. Je n'en voulais pas, moi, de ce monde-là. Je ne voulais pas imaginer : je voulais voir.
L'amour est une traversée. Tout ce qui l'arrête est une faute et il y a vingt façons de l'arrêter. Il suffit de se l'interdire. C'est ce qu'on appelle quelquefois la pureté. Mais de quelle impureté se protège-t-on alors ? Il suffit de faire l'amour comme on mange - et le repas fini, il n'y a plus rien à manger. Il suffit, l'amour à peine terminé, de partir en claquant la porte. Chaque fois c'est une désertion. L'amour est une traversée, un voyage. Nous sommes faits pour que toutes les fleurs et tous les cailloux du chemin nous entrent dans la peau. Nous sommes faits pour nous laisser aimer quand nous aimons. Et ce n'est pas la femme qui aime l'homme ou l'homme la femme, pas seulement : ils sont aimés ensemble.
Tu vois bien que tout est à sa place : le corps et l’âme. Tu vois bien que l’amour entre dans nos corps, s’y fait chair, y devient plus lourd que nous-mêmes – le plus lourd et le plus tenace de nous-mêmes –, mais aussi qu’il s’échappe. Après l’amour nos corps sont là, mais nous les regardons. C’est même le seul moment qui nous soit donné pour les regarder. Et s’ils ont été de bons chemins, s’ils ont bien laissé passer l’amour, ils sont beaux, ils sont simples. Ils n’ont jamais été aussi simples.
Jacques Lusseyran et la parole énergie.