Ferme les yeux. le titre – traduit littéralement de l'espagnol – titille le lecteur et suscite chez lui des interrogations. Quand on
ferme les yeux... on ne voit rien, on ne peut pas lire ! Car il est vrai que ce sens a supplanté les autres dans la société. Sans lui, le lecteur est désemparé. Dès l'entrée dans le livre,
Ferme les yeux déstabilise.
- Quand j'essaie d'expliquer quelque chose à mon frère, il n'est jamais d'accord avec moi.
Cette première phrase intrigue davantage. Pourquoi ne sont-ils pas d'accord ? Y a-t-il un moyen pour qu'ils le soient ?
Un arbre, c'est un très grand bâton qui sort de la terre et qui chante…
Une ampoule, c'est une petite balle lisse qui brûle…
Il est vrai que les définitions du petit frère sont parfois surprenantes. Chacune déstabilise. La différence des points de vue est forte, si forte qu'elle devient source d'amusement. Mais sans moquerie, car le livre est rempli de tendresse, sentiment accentué par la sobriété des illustrations.
Le grand frère est pragmatique. Il dit ce qu'il voit. Au fil du dialogue, le lecteur comprend qu'il fonctionne presque exclusivement avec la vue, ce qui est souvent le cas dans la vie quotidienne. le plus jeune, quant à lui, passe d'un sens à l'autre, sans jamais passer par la vue. Ses définitions sont plutôt déstabilisantes mais poétiques. Ces différences poussent le lecteur à s'identifier à l'un, à l'autre ou, au contraire, à créer une troisième définition qui est la sienne. Il peut alors se sentir intégré, comme un troisième personnage de la fratrie.
La construction d'une définition propre est possible grâce au caractère minimaliste des illustrations qui concilient les deux perceptions et laissent place à une grande ouverture. En cela, le lecteur peut trouver sa place au fil du livre malgré le sentiment de déséquilibre initial.
Je dis à maman :
- J'essaie de lui expliquer, mais il ne m'écoute pas.
- Peut-être que vous avez raison tous les deux, répond-elle.
- Mais comment c'est possible ?
- Tu veux vraiment le savoir ? Alors…
ferme les yeux.
La fin arrive comme une révélation. le lecteur est comme émerveillé. La tendresse et la curiosité qu'il a pu ressentir jusque-là ont mené à la compréhension, l'illumination. Au-delà des mots, c'est bien l'illustration qui fait comprendre. le lecteur se rend compte que la clé était devant ses yeux depuis le début, elle était dans le titre. le livre ne dit rien, il ne fait que suggérer et laisse le lecteur libre d'interpréter ses indices. Il comprend que le petit frère est différent. Ce petit frère est sans doute non-voyant – ses yeux sont blancs- et, pour comprendre sa perception des choses, il faut fermer les yeux.
Fermer les yeux pour mieux ouvrir son coeur. Car ce livre, par ces sentiments de déstabilisation puis de compréhension, incite à accepter les différences et à accueillir ces personnes dans sa fratrie.