Catherine Chalier divise son livre en deux parties indispensables l'une à l'autre : la première est une introduction explicative à la pensée et à l'évolution spirituelles d'un rabbin enfermé dans le Ghetto de Varsovie ; la seconde est faite d'extraits des textes et homélies de ce même rabbin, qui nous seraient incompréhensibles sans l'introduction de l'essayiste. En effet, la pensée du mal telle que R. Kalonymus Shapiro la développe ne peut se comprendre en dehors de la tradition juive qui la nourrit et l'inspire. R. Kalonymus Shapiro ne peut sauver ce qui peut l'être qu'en donnant une réponse juive au malheur juif, sans quoi l'esprit du peuple sera tué aussi sûrement que son corps. Armé de la Bible, du Talmud et de la Cabale, R. Kalonymus Shapiro cesse vite de croire que les souffrances qui s'abattent sur Israël sont dues à ses péchés, pour comprendre plus intimement, plus profondément, le sens d'une épreuve à laquelle Dieu se soumet en même temps que les hommes : loin d'être le Dieu cruel que beaucoup ont voulu voir, Dieu souffre avec son peuple. Au prix de sa vie, R. Kalonymus Shapiro a réussi à tenir ensemble les deux termes de cette aporie : Dieu et la souffrance des justes. Sans rien rabattre.
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(1942)
Les pleurs et la tristesse que l'homme ressent seulement en lui-même et pour lui-même peuvent le briser et le faire tomber au point qu'il ne peut plus rien faire. Mais les pleurs qu'il verse avec le Saint, béni soit-Il, le renforcent. Il pleure et il retrouve de la force, il est brisé mais il retrouve le courage d'enseigner et de servir Dieu.
Il est difficile de se relever une fois, deux fois, etc. de toutes ces souffrances. Mais quand quelqu'un fait un effort et relève la tête, qu'il se met à s'occuper de la Torah et à prier, alors il pénètre dans les lieux secrets où le Saint, béni soit-Il, pleure et se lamente avec lui, si l'on peut s'exprimer ainsi. Il retrouve même la force d'étudier la Torah et de servir Dieu.
p. 147
Enfin, si la démesure du mal subi par les victimes n'a pas le moindre petit soupçon de justification par le mal qu'elles auraient pu commettre, comment expliquer, dans une optique religieuse, que Dieu se dérobe aux prières de secours ? Comment croire qu'Il soit indifférent quand la douleur prend, comme on va le voir, une dimension cosmique ?
Ces questions sont l'ultime épreuve de R. Kalonymus Shapiro, une épreuve au bord de l'abîme, avant de disparaître à son tour, ce qu'il ne peut manquer de pressentir. Il a le courage immense de les affronter plutôt que de se réfugier dans une piété prête à accuser l'homme pour sauver Dieu. Ce qui ne veut pas dire - et c'est bien sûr l'essentiel - qu'il doute de Lui.
pp. 66-67
Comme bien des diaristes ou des poètes de l'époque, R. Kalonymus Shapiro ressent de façon aiguë la signification de certains versets soudain revêtus de sa chair et habités par sa déréliction propre. "Mon Dieu, mon dieu, pourquoi m'as-Tu abandonné ?" demande-t-il (Esh Qodesh 24) en constatant l'étau d'amertume qui l'enserre de plus en plus. Mais là où nombre de ceux qui citent de tels passages bibliques le font souvent avec une ironie désespérée en les associant au sombre pressentiment d'une défaite ultime de Dieu et du peuple juif, voire à un blasphème explicite, il continue de s'adresser à Celui qu'il appelle "mon" Dieu. Et il voit donc en outre dans l'ouragan de malheur qui sévit et paraît laisser ce Dieu indifférent, une expression dramatique de la haine absolue des "méchants" pour la Torah qu'Il a confiée à Israël. Il s'accroche à ce fil tremblant, à la merci peut-être d'un surcroît de souffrances, pour ne pas perdre tout espoir : la haine qui le vise en première personne, la haine qui est déterminée à exterminer tous les juifs, a pour ambition de détruire la Torah.
p. 35