Inventer le langage hors du temps d'un corps tétanisé, mystique ou joueur, intime et social.
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Dans le village l’eau court ainsi que les poules, les petits cochons, les moutons, les chèvres et vaches avec leurs clochettes. Les maisons, rectangles de pierre enfoncés dans la terre, attendent au bord des routes. Ni eau courante ni chauffage, une cuisine enfumée sous la grande cheminée dans laquelle se passent les soirées. On s’éclaire au soleil, à la lune et aux orages. La porte d’entrée n’est pas sur la façade mais sur le côté obscur. Pour entrer, franchir un porche noir encombré d’outils et de bois. La fenêtre principale de la cuisine surveille le chemin et l’arrivée du visiteur. S’il se profile, les chiens bavent ; qu’il surgisse, ils grondent, aboient, attaquent. L’ennemi, c’est l’inconnu.
Le danger surplombe, les balcons se défont, il pleut de la poussière de pierre. Un peu d’électricité, quelques heures le soir, miracle moderne au cœur de la faille. Charrettes, puits, lavoir, quand d’autres, juste Au-Delà, sont voitures, pétrole, machines nombreuses, vitesse. Ici-Bas pas un seul moteur, le cuir des bêtes, les roues de bois, les muscles des hommes, les mains des femmes, les heures de marche, les alpages lointains.
Ce n’est pas la résurrection d’un temps, c’est le temps même. Intemporel. Éternel. Indéfini. Une mémoire calcaire. ni d’hier ni d’aujourd’hui. Simplement, ça dure.
Petit déluge entre mes cuisses, assise au bord du lit dans le vieux ventre de la maison mon corps m’échappe. Je suis née dans ces entrailles de pierre, grandir, mourir ici, je saigne. Elle se perce, se creuse, se lézarde. J’entends ça suinte s’affaisse. Mon héritage. Je fixe les nouvelles crevasses au fond noir.
Rien ne me sera donné, va falloir que je me serve si je ne veux pas terminer les cinquante dernières années de ma vie les mains croisées dans les plis du tablier. Jambes serrées.
Les herbes géantes maintenant je les écrase. Les tiges hautes ne sont plus hautes alors imaginez le reste, bientôt, trop bientôt, rien ne sera si haut, ni beau, ni enchanteur. Le début de la saison, puis la fin de la saison, puis le début de la saison, puis la fin de la saison. Voici les promesses, le calendrier. Nous connaissons par cœur chaque pli, chaque pente, chaque pointe, chaque commencement, chaque fin. Nous ne renonçons pas, cherchons la pousse, la possibilité. Un renouveau.
Ce jour-là un nuage d’ébène monta des profondeurs du ciel, répandit ses ténèbres. On aurait pu croire que tout ce qui se mouvait sur terre allait périr, les oiseaux, le bétail, tout ce qui court vole creuse et tous les hommes. Tout ce qui a respiration, souffle de vie dans ses narines. Les dieux rampent le long des murs comme des bêtes. Ce qui n’est pas solidement accroché à l’éternité disparaît. Soleil noir, les eaux sont pleines de griffes, elles soulèvent le village, le broient entre leurs muscles liquides. En quelques secondes la tempête arrache les piliers du monde.
Accompagnée par Nemo Vachez
Rencontre animée par Mélanie Leblanc
Qu'elle publie de la poésie, des romans ou des pamphlets, Perrine le Querrec écrit par chocs successifs, fait parler les silences, travaille l'espace de la page, entraînant ses lecteurs dans des univers d'une grande singularité.
Elle propose ce soir une lecture musicale portant sur des extraits de deux recueils publiés en ce début d'année. Dans Warglyphes, l'écrivaine tente de décoder le langage de la guerre. Elle analyse sa grammaire, scrute ses manifestations, inventorie ses formes, parcourt son atlas. Tout autre programme avec La fille du chien : « le chien pour guide, quitter la ville. Apprendre une vie lente, foisonnante. Chaque jour en inventer la langue. »
À lire –
Perrine le Querrec, Warglyphes, éditions Bruno Doucey, 2023 – La fille du chien, éditions Les lisières, 2023.
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