DE CHARYBDE EN SCYLLA...
À tout seigneur, tout honneur : entamons cette trois cent trente-huitième critique par des remerciements d'usage - mais délivrés avec la plus grande sincérité - pour Babelio d'abord, sans qui je n'aurais eu le plaisir un peu adolescent de découvrir ce livre. Pour Mnémos, enfin, qui fait un travail remarquable en direction des littératures dites (avec un mépris à peine caché, parfois, hélas) "de genre", SF et Fantasy au premier chef. Les remercier donc pour cet envoi du dernier opus de
Mathieu Gaborit et de son premier tome de
la Cité exsangue dans le cadre d'une Masse Critique spéciale.
Ceci étant, tâchons d'entrer dans le vif du sujet. Vif, c'est d'ailleurs l'un des qualificatifs les plus précis qui définirait l'ensemble de ce roman. Mais reprenons au commencement, si vous le voulez bien :
Sans nul doute, les lecteurs habituels de
Mathieu Gaborit retrouveront-ils avec un infini plaisir un petit héros - petit n'étant pas ici qu'une formule stylistique puisqu'il s'agit du farfadet sans doute le plus célèbre de ces vingt dernières années dans l'univers de la Fantasy -, le dénommé Maspalio d'
Abyme, Prince-voleur à la retraite (de son propre chef) ayant rejoint les Abysses emplies de démons afin d'y couler ses derniers jours en solitaire. Las ! Il s'en sera fallu d'une simple lettre pour que tout bascule dans l'existence trop bien rangé de ce sympathique personnage. Une lettre, oui ! Mais de celle qu'il a toujours aimée, sans jamais avoir eu le courage vrai de risquer la vie avec elle. Elle, c'est Cyre, une lutine qui bouscula jadis la vie de débauche de notre héros. Elle qui lui enjoint de revenir au plus vite dans l'ébouriffante cité de la République-mercenaire parce qu'un certain orphelinat est en danger, parce qu'elle a des choses à confier à son ancien compagnon qui ne peuvent s'expliquer que de vive voix...
Seulement, cela fait dix longues années que Maspelio n'a remis les pieds en
Abyme et le moins que l'on puisse en dire c'est que tout ou presque y a changé... ou est en train d'être définitivement bouleversé.
Dès l'arrivée de son personnage principal aux portes de la citadelle, l'auteur saisit son lecteur par la manche - ainsi qu'on le fait lorsqu'on n'a pas de temps à perdre en palabres inutiles - et ne le quittera plus un seul instant des presque deux cent cinquante pages qui vont suivre. Il serait vain de vouloir en donner un résumé plus précis, à moins d'en dévoiler la trame secrète, sans le talent de conteur de
Mathieu Gaborit. En revanche, on peut sans peine ajouter qu'on y croise tout une théorie de personnages directement surgi de ce qu'il est coutume d'appeler "Le Petit Peuple", si bien documenté par ce cher Pierre Dubois, "elficologue" de son état.
Ainsi, une jeune lutine nommée Mèche, fille de la fameuse Cyre précédemment mentionnée, et qui accompagne une grande partie de ce roman trépidant, passant tour à tour du rôle de sauveteuse à celui moins évident d'otage ; une terrible ogresse dont le destin va se trouver entremêlé - emberlificoté serait presque plus exact - à celui de Maspelio, à son corps très défendant est-il indispensable de le préciser ? ; ainsi que tout un peuple de monstres, de géants, de nains, de lutins, de religieux fanatiques, de "gros" mis violemment au régime, de joueuses de scie musicale, de démon des basses et hautes sphères des Abysses, tout ce petit monde se retrouvant lié, tous contre un seul semble-t-il au commencement. Il s'avérera que les choses sont bien plus complexes, comme de bien entendu, ce premier volet s'apparentant à une espèce de rite initiatique, d'examen de passage violent et déroutant, possiblement mortel même, dont notre farfadet est le cobaye aussi involontaire qu'intensément réactif.
Si la Cité décrite dans cet opus est sur le point de devenir exsangue, c'est à dire, permettons-nous de le rappeler, ce qui définit quelqu'un ou quelque chose ayant perdu beaucoup de sang, qui n'est plus irrigué par lui ou, pour les mêmes raisons, qui est très pâle, voire, au figuré, vidé d'énergie, de force, de vitalité, il n'en est en rien de même pour cette histoire flamboyante, emportée, enthousiaste, d'une mobilité quasi perpétuelle et envoûtante, à l'instar de ces personnages totalement imaginaires auxquels, pourtant, on se prend à croire sans aucune peine, sans aucune hésitation. Bien sûr, il n'est pas question ici de faire acte de profonde psychologie, ni de développer d'intenses réflexions personnelles destinées à bouleverser l'ordre des choses. de toute manière, l'action y est tellement prépondérante que cela laisse peu de place à d'inutiles réflexions. Mais
La Cité exsangue, dont on peut d'ailleurs affirmer sans mal qu'elle est l'autre personnage principal du récit, est d'un tel ravissement - celui comparable à ceux de l'enfance - d'une telle énergie et d'une telle richesse imaginative que, même sans être le plus grand lecteur de fantasy qui soit et, mieux encore, sans jamais avoir lu d'autres ouvrages de
Mathieu Gaborit (ce qui sera bientôt corrigé !) on se laisse totalement emporter par ce style à la fois simple mais vrai, agréable et direct qui ne fait sans doute pas dans la fioriture stylistique mais qui sait invariablement atteindre son but : emmener le lecteur là où il le faut, sans ennui, sans temps mort - et, plus délicat : sans le prendre pour un gogo -, en le faisant passer par toutes sortes de couleurs inconnues, originales, fantasmagoriques pour lui décrire un monde foisonnant, impossible mais vraisemblable dans sa douce folie !
Bien que d'une écriture un peu moins précieuse et baroque que celle d'un Philippe Jaworsky, on retrouvera dans ce premier volet un peu de la fougue virevoltante de Gagner la guerre, par exemple. Certaines scènes urbaines ne seront pas non plus sans évoquer l'univers complexe de l'Empire Ultime de
Brandon Sanderson, principalement lorsque le Prince-voleur fait appel à ses savoirs démoniques. On pourrait sans doute passer en revue bien d'autres références, exactes ou fantaisistes, mais il nous faut rappeler cette évidence que
La Cité exsangue est l'un de ces ouvrages qu'il y a quelques paires de décennies l'on aurait situé dans de la très bonne, non : de l'excellente "littérature populaire" (ce qui n'est en aucun cas dégradant, bien au contraire, pourvu que cela soit créé avec honnêteté, sincérité et beaucoup de plaisir d'écrire. C'est ici assurément le cas), avant même de l'enfermer dans tel ou tel genre, plus précis sans nul doute, mais l'éloignant d'un autre public envisageable et moins spécialisé.
Voilà donc quelques - trop courtes - heures passées à rêver, à sauter, à trépigner, à bagarrer, à survivre et à rêver en compagnie d'un petit farfadet, qui se sont, trop vitement achevées mais que l'on espère retrouver bientôt, très, très bientôt !