Ma réflexion m'amenait à m'interroger sur le rôle du marchand, sur la nature réelle de ce métier. De quoi pouvait bien être faite cette transmutation de toiles sans valeur ni utilité- amoncelées dans un coin d'atelier face au mur- en œuvres d'art ? L'enchantement commençait d'opérer lors de leur accrochage dans la galerie. Les peintres eux- mêmes n'étaient pas insensibles à ce phénomène. Leur confrontation, heureuse ou désespérée, avec ces " choses" pendues au mur, issues de leur souffrance, n'était jamais anodine.Leur regard sur elles ne serait plus jamais le même qu'à l'atelier.Leur esprit et leur technique avaient tiré du néant et mis en forme des modèles d'expression du monde dont la naissance à une vie indépendante commençait sur la cimaise du marchand, se poursuivait sur le mur de l'amateur. Plus tard peut-être dans un musée.
( p.78)
Nous avions été les premiers à montrer certains peintres dont on commençait à parler. Cela signifiait-il que leurs toiles étaient devenues des oeuvres d'art ? En attendant les années lointaines où elles seraient peut-être tenues pour des chefs-d'œuvre ? J'avais déjà un sentiment imprécis de ce qu'elles représentaient lorsque je les découvrais dans l'atelier: le cri de visionnaires libres de crever de détresse devant l'indifférence ou la hargne de leur entourage. Ils ne pouvaient que peindre et poser sur les choses de la nature et de la vie un regard qui n'était pas celui des autres.
( p.78)
Elle avait besoin d'être fière de moi, encore plus fière. Avec ce métier insolite, c'était impossible. Comment, à l'heure du thé,admettre devant ses amies: " Le mien est marchand de tableaux ? " J 'avais pour elle à cause de cette blessure d'amour-propre que je lui infligeais plus de tendresse encore.(...)
Comment lui expliquer ce que la fréquentation des artistes m'apportait ? J'aimais leur liberté, j'admirais leur solitude, leur courage d'affronter chaque matin
l' incompréhension de leurs contemporains.
( p.40)
(*** A propos de Stefan Zweig)
Il avait quelques mois auparavant publié " Brésil, terre d'avenir" qui avait fait grand bruit.Il exaltait " le mélange libre et sans obstacle des ethnies ", antidote au poison nazi qui en Europe portait à trier les êtres humains avant de les exterminer.
Des deux heures passées en sa compagnie, ce samedi, ma mémoire me restitue encore la saveur rare.Elle était faite d'une simplicité de ton- que j'ai presque toujours retrouvée chez les grands personnages que j'ai pu approcher- et d'une perspicacité douloureuse des problèmes des hommes et du monde.
( p.82)
Nerval avait payé la somme la plus exorbitante pour une œuvre d'art, à ce jour. J'étais ébahi de constater que j'avais eu le pouvoir de décider , seul, de sa valeur. Sans le savoir, j'avais mis le doigt sur un élément important de la cotation d'un objet : la part de rêve dont on pouvait l'investir.
( p.73)