On n'a pas fini de parler des rapports entre l'éthique, les sciences et l'économie.
Écrit au lendemain de la première guerre mondiale, ce livre tente de hisser le courant de pensée du pragmatisme à la hauteur de l'enjeu. Mais au-delà, ce qui semble se jouer c'est la très lente imprégnation du darwinisme dans les habitudes de pensée.
Le diagnostic de Dewey sur les problèmes contemporains commande de bousculer les habitudes de pensée pour innover socialement à l'image du développement des sciences. L'enquête sociale doit ainsi devenir le premier instrument du pragmatisme, le second étant l'expérimentation, et l'histoire doit être le grand laboratoire où sont mises à l'épreuve les propositions philosophiques comme de simples hypothèses.
Mais l'analogie avec la démarche scientifique s'arrête là, à mon avis. En effet les pages d'histoire dans ce livre ne peuvent suffire à créditer ou discréditer tel ou tel courant philosophique, c'est-à-dire à vérifier leur efficacité par rapport aux problèmes sociaux spécifiques qui ont été posés. Ces pages auront inévitablement pour effet de lancer les arguments les uns contre les autres sans garantie d'épuiser les objections.
Dès la première page, le postulat qui fait de l'homme seul « un être de mémoire », se trouve fatalement contredit par l'histoire. Au lendemain de la deuxième guerre mondiale, dans son introduction à la seconde édition, l'auteur n'a toujours pas relevé cette contradiction.
Autre paradoxe, ce dualisme « bestialité vs humanité » qui transcende l'homme par rapport à la nature, se trouve être précisément le type d'archaïsme éthique qui est critiqué dans ce livre. L'intérêt de ce livre est en effet de montrer comment toutes les formes d'absolutisme, de raisons sublimes, de finalités intrinsèques se trouvent durablement détachées du monde pratique évoluant à toute vitesse.
Ce paradoxe révèle en fait le constat d'impuissance de la religion en même temps que le besoin de revitaliser des valeurs humaines dans ce monde inquiétant. C'est ce qu'expriment également les philosophes contemporains de cette période, James, Bergson, Whitehead. La référence de Dewey à Dieu ne se confirme explicitement qu'une seule fois à la fin du livre, ce qui en fait peut-être le moins nostalgique des quatre. « le pessimisme ambiant quant à l'avenir est une autre conséquence de la perte d'autorité de cette éthique pré-scientifique ».
Il parvient même à revendiquer cette exceptionnalité humaine, tout en s'inspirant de la théorie de l'évolution, comme il le montre plus précisément dans son livre « L'influence de Darwin sur la philosophie ». On est au sommet du paradoxe.
En conséquence, l'auteur, qui observe bien « l'attitude agressive de l'homme envers la nature », ne la comprend pas comme un encouragement du dualisme « bestialité vs humanité », mais comme la perte d'autorité de l'éthique à côté du pouvoir de la science qui se déploie librement. « Savoir, c'est pouvoir » disait le philosophe
Francis Bacon.
Dewey note que la promesse de Bacon était pourtant bien sociale autant que libérale. Il fait le même constat à propos de
Jeremy Bentham et de l'utilitarisme, cette philosophie qui promettait le bonheur au plus grand nombre mais qui s'est rendue complice des maux du capitalisme. Dans ses
Écrits Politiques, Il fait un constat assez similaire à propos du libéralisme classique de Locke avec sa vaine promesse d'un partage automatique des fruits du travail. Pour pimenter le tout, on pourrait citer l'analyse de Russell qui voit « à partir de Rousseau et de
Kant, deux écoles de libéralisme » menant par « étapes
logiques » respectivement à Staline et Hitler.
Donc, en quoi le pragmatisme de Dewey est différent des bons sentiments qui déterminent universellement la liberté des uns en disqualifiant les autres ?
L'hypothèse de l'auteur consiste à comprendre l'éthique pré-scientifique comme un « cadre contraignant pour l'imagination » construit par étapes successives à partir d'émotions individuelles qui sont consolidées, rejouées, et appropriées par le groupe sous la forme de normes. le cadre contraignant peut être maintenu à grand renfort de métaphysique ou de «
logique pompeuse » par des philosophes appelés au service d'un pouvoir qui protège ses institutions. La sévère critique de Dewey visant les philosophes grecs rappelle l'«
Éloge de la folie » de
Erasme.
Au dernier stade « les finalités religieuses, esthétiques et d'autres fins idéales sont maintenant réduites à leur plus simple expression - quand elles ne sont pas considérées comme un luxe inutile - parce qu'elles sont séparées des finalités instrumentales ou économiques. »
Théoriquement le programme du pragmatisme consiste donc à libérer les imaginations où apparaissent les conflits pour former les idéaux opérants qui manquent cruellement au monde économique, c'est-à-dire dans la réalité quotidienne.
Contrairement à l'utilitarisme qui privilégie la sécurité du confort matériel et l'aisance indépendamment des processus actifs qui y mènent, le pragmatisme privilégie le processus de « création expérimentale ».
Ce mode de vie peut sembler inconfortable du fait que les habitudes de pensée devraient évoluer au rythme d'un monde structurellement changeant, mais c'est en réalité une nouvelle disposition mentale qu'il s'agit d'acquérir. On sait que
John Dewey s'est en effet beaucoup intéressé à l'éducation. En revanche, s'il évite la note nostalgique d'un âge d'or pré-scientifique, l'auteur n'évite pas l'imagerie d'un âge d'or dans l'avenir, concluant ainsi à la façon hollywoodienne, évangélique ou idéale comme on voudra. « Lorsque la philosophie aura coopéré avec le cours des événements, clarifié et explicité le sens du quotidien, la science et l'émotion d'inter-pénétreront, la pratique et l'imagination se retrouveront unies. »
Face aux développements qui pressent comme on peut le voir aujourd'hui avec la perspective de la génétique comme instrument de l'eugénisme, ou du bonheur comme instrument de la productivité humaine au travail, l'attitude pragmatique peut se résumer par cette formule : « Contextes et événements ne commandent plus ni évitement ni soumission : ils doivent être utilisés et dirigés ».
Si le facteur temps domine dans le contexte actuel, les individus peuvent toujours en décider autrement, en tant que consommateur, producteur, scientifique, éducateur, donc collectivement. Avec et au risque d'autres personnes, comme dirait
Isabelle Stengers.
Activer l'imagination, c'est se laisser émouvoir. C'est ce qui se passe lorsque les processus vitaux sont engagés, comme
John Dewey l'a remarqué. La diminution de l'espérance de vie en bonne santé devrait être un facteur décisif. Actuellement la diminution globale de la biodiversité pourrait susciter une émotion assez intense pour générer un nouveau « corpus de croyances » et abandonner au moins pragmatiquement le sentiment religieux de l'« exceptionnalité humaine » parce que, de ce point de vue, nous sommes tous dans le même bateau.