La signification historique des ruines est donc redevable de la conception que les hommes se font du temps. Point de ruines donc avant la vision de la destinée humaine structurée en passé, présent et futur, telle qu’elle fut conçue à la Renaissance au départ de notre parcours. Aujourd’hui, cette scansion trinitaire s’efface au profit d’une accélération qui résorbe passé et futur dans un instant perpétuel. De la même façon que les distances sont abolies par l’ubiquité d’une communication instantanée, la profondeur historique et les perspectives à venir coïncident dans un présent absolu ; car on doit bien convenir que la complexité du présent rend le futur proprement inimaginable. « Alors que tout conspire à nous faire croire que l’histoire est finie et que le monde est un spectacle où cette fin se met en scène, il nous faut retrouver le temps pour croire à l’histoire. Telle serait aujourd’hui la vocation pédagogique des ruines. » (Marc Augé, Le Temps en ruines, 2003). À l’art revient le rôle de perpétuer leur souvenir.
C’est aussi la vocation de ce livre. Suivre les métamorphoses artistiques du motif des ruines consiste à les parcourir avec le bagage de notre culture contemporaine. Mesurer les distances et les connivences qui relient hier à aujourd’hui est aussi une façon de se saisir de l’histoire, le regard sur les ruines étant façonné par les valeurs et les idéaux d’une époque faite d’héritages, de rejets et d’innovations. D’une époque à l’autre, la charge émotive des ruines fluctue ; avant d’être étudiées par les humanistes et dépeintes par les artistes, elles n’étaient que des décombres. Autrement dit, les ruines sont des restes qui se sont vu assigner une dignité symbolique et esthétique. Comment ont-elles acquis ce statut ? Quelles significations ont-elles revêtues tout au long de l’histoire depuis la Renaissance ? Voilà les questions auxquelles ce livre tente de répondre sous l’espèce d’une promenade chronologique à travers ces vestiges que sont, à leur façon, les œuvres des siècles passés.
Mais que le langage paraisse structuré comme une souche géologique est un effet d’optique. En réalité, c’est l’inverse : les ruines, de même que le paysage, n’existent que par le regard qu’on leur porte. Nous avons vu ce regard se déployer dans l’art et la littérature, dans l’image et le verbe ; il anime l’épaisseur de la matière, à la fois solidifiée et rongée par les siècles. Comme un miroir, les ruines renvoient l’image de ceux qui les regardent, entre le souvenir de ce qui fut et l’espoir de ce qui sera, l’homme y contemple l’image familière du temps, son double.
Mais avec l’étonnant Cimetière juif (…), Ruisdael change son réalisme pour une atmosphère pré-romantique. Sur un ciel nocturne se dresse la haute silhouette d’une bâtisse détruite ; les tombes de guingois baignent dans une lumière blafarde qui s’attarde sur la face livide d’une pierre. L’atmosphère morbide est cependant contredite par les mouvements de la nature ; si le tronc sec d’un arbre mort barre le premier plan, l’arc-en-ciel, la course des nuages et les branchages battus par les vents bouleversent le paysage. Goethe y repère un « aimable ruisseau », dans lequel il voit un signe de vitalité qui dément la tonalité lugubre du tableau. Du coup, Ruisdael – pionnier avec Lorrain de la peinture de paysage – donne à son tableau une double signification : lieu de mort et de résurrection. En faisant voisiner ruines et tombeaux, le peintre néerlandais préfigure une association qui sera chère à Diderot ; elle inspirera à l’Encyclopédiste des sentiments contradictoires : « C’est que les ruines sont un lieu de péril, et que les tombeaux sont des sortes d’asiles ; c’est que la vie est un voyage, et le tombeau le séjour du repos ; c’est que l’homme s’assied où la cendre de l’homme repose. » Le Cimetière juif sera unanimement admiré par la génération des romantiques allemands, de Goethe à Friedrich et Carus, selon lequel il exprime « dans la vraie langue de la nature, la sensation la plus intime d’une belle et grande individualité ».
Reste qu’au XIXe siècle, le poncif de la ruine ne touche pas seulement la description touristique, mais également le discours littéraire. Une rhétorique aux figures imposées et conventionnelles se développe autour du motif. « Lyrisme du vide et de la désolation, méditation sur la fuite du temps, l’engloutissement des empires, la brièveté de la vie humaine » reviennent comme des leitmotivs. Rien de neuf depuis l’Invocation de Volney, si ce n’est l’ironie que cet état de choses inspire à Flaubert, Mérimée ou Gautier. « De la ruine en somme, il n’y a rien à dire qui ne relève du déjà-vu et du déjà-écrit et, ce qui est pire, un déjà-vu défiguré par l’usage « bourgeois » qu’en a fait la modernité. » Trop de ruines ont tué les ruines.
Les ruines antiques mises en scène par les peintres recèlent donc plusieurs niveaux de signification. Prises dans un contexte étroitement religieux, elles font allusion à un passé païen définitivement condamné. Mais ce message explicite est doublé d’une signification latente : dissimulé derrière l’état de ruines, c’est le retour à l’antique (et non le Christ !) qui marque l’avènement d’une ère nouvelle ! Emblèmes d’une culture à laquelle on ne cessera de se référer à partir de la Renaissance, les ruines sont donc les indices d’un regard sur le temps qu’elles incarnent dans l’espace de la représentation.