L'officier reprend la parole pour ramener Bergier au problème de l'heure ; il lui dit :
— Nous y reviendrons sans doute. Pour l'instant, notre propos se borne à comprendre un drame, un crime peut-être... Vous avez dit qu'il faut laisser quelque chose au hasard, sinon le hasard se servira là où nous ne l'attendions pas. Vous avez peut-être raison, mais nous, nous ne pouvons pas nous permettre ce tri, nous ne pouvons rien laisser dans l'ombre...
— Finalement, votre problème n'est pas simple. Vous cherchez un coupable impossible. Vous lui reprochez trois meurtres, il faut qu'il ait un mobile pour chacune des victimes. Il faut qu'il ait perpétré son forfait sur les trois personnes réunies au même endroit et au même moment ; qu'il l’ait fait avec la même arme, ici le cyanure...
— Disons deux meurtres prémédités, car on peut raisonnablement considérer la mort de la femme de service comme un accident. Elle fut peut-être simplement un témoin gênant qu'il a fallu éliminer. Pour vos deux collaborateurs, leur seul point commun était leur appartenance à votre équipe. Quand on y réfléchit, cela nous laisse deux ou trois coupables possibles ; nos investigations conduisent à deux ou trois noms, pas d'avantage pour l'instant.
— Dont le mien ?
— Oui, mais ne vous vexez pas ; c'est la routine, monsieur le professeur !
— Non, bien entendu, il faut bien commencer par formuler une hypothèse de départ…
— Je retrouve là le scientifique !
— Comment analysez-vous la situation dans cette hypothèse ?
— Nous pouvons par exemple considérer deux cas :
…Premier cas : On tue Dudos, et on élimine madame Vasset et monsieur Lapierre qui sont des témoins gênants. Qui seraient alors le ou les assassins ?
Bergier enchaîne sur le propos de l’officier ; il dit :
— Deuxième cas : On tue Lapierre, et on élimine madame Vasset et monsieur Dudos qui sont alors des témoins gênants. Quels seraient le ou les coupables ?
— Dans chacune de ces situations, on ne retrouve plus que deux coupables possibles. Mais, une seule personne figure dans les deux cas, associée à un deuxième nom, différent chaque fois. On peut vous faire figurer dans les deux configurations.
— Vous excluez le cas de l'assassin éventuel qui aurait voulu éliminer Dudos et Lapierre ?
— On peut l'exclure en effet, car nous ne trouvons aucune convergence de mobile dans ce sens, sauf si vous, professeur Bergier, vous étiez l'éventuel coupable.
— Je suis bien placé dans vos investigations...
— Ce n'est qu'une hypothèse, souvenez-vous !
Bergier a un moment d'hésitation ; il ne sait trop que penser des théories du policier. Le sentiment qu'il puisse figurer sur une liste de suspect ne l'avait pas effleuré jusque-là ; il n'a pas pris au sérieux dans un premier temps, les propos de l'officier ni ses supputations. Tout à coup, il s'aperçoit que la police effectue en fait une manœuvre d'approche. Rapidement, il fouille dans sa mémoire, il y cherche ce qui peut pousser les deux officiers à le considérer comme un suspect possible ; il ne trouve rien dans ses propos des jours précédents qui puisse fonder une telle analyse. Il choisit alors de poser la question.
— Hypothèse qui reposerait sur...
— Vos fonctions.
— Je ne vois pas.
— Vous êtes professeur ! Et certains de vos collaborateurs également, madame Nivoy, messieurs Cardiot, Dudos et Lapierre !
— C'est exact !
— Mais vous êtes aussi le directeur de votre unité de recherche n’est-ce-pas ?
— Oui…
— Dans le premier de ces rôles, il s'agit d'une nomination : sur titres, par concours, sur dossier ?
— C'est juste, c'est une cooptation qui obéit à des règles fixées par l’État ; cette procédure est générale, elle s'est appliquée à toutes les personnes que vous avez citées.
— Dans votre seconde fonction, pour diriger l'unité de recherche, il faut être élu par ses pairs, n'est-ce pas ? C'est également une cooptation, mais qui reste circonscrite à votre équipe. Combien de personnes dans votre laboratoire peuvent prétendre à cette fonction dans ces conditions au prochain renouvellement ?
— Tous ceux que vous avez nommés tout à l'heure peuvent y prétendre ; ils en ont la compétence.
— En particulier Dudos et Lapierre ?
— Oui...
— Vous en avez discuté dans l’équipe ? Ces élections doivent se tenir dans quelques mois, c'est exact ?
— Oui, c'est exact ; nous en avons discuté. Chaque directeur d'unité de recherche peut exercer cette charge pendant quinze ans, par fraction de cinq années renouvelables...
— Vous êtes dans votre dixième année, et vous souhaitez poursuivre pour cinq ans encore, si vos collègues de l'équipe vous renouvellent leur confiance...
— Je crois pouvoir y compter.
— Je n'en doute pas, mais si d'autres ambitions se faisaient jour ? Lapierre et Dudos par exemples ? Après tout, ils étaient ambitieux et travaillaient pour assouvir leurs ambitions…
— Vous êtes au courant de tout.
— C'est un peu notre rôle...
— J'ai discuté avec Lapierre et avec Dudos à ce sujet… Il est exact que l'un, aussi bien que l'autre, était prêts à prendre la relève, SI JE NE SOUHAITAIS PAS ALLER AU TERME DES QUINZE ANNEES !
— Mais vous le souhaitez ! Se sont-ils effacés alors devant votre candidature ?
— Écoutez, ce n'est pas sérieux ! La discussion entre nous n'a jamais été conflictuelle. Ni Dudos, ni Lapierre n'avait de raison personnelle de s'opposer à mon élection. De toute façon, ce serait insuffisant pour tuer qui que ce soit !
— Qui sait ? Si le problème a été posé à tous les chercheurs. Si la discussion est parvenue à la connaissance de l'ensemble du personnel, qui sont les électeurs par ailleurs ; puisque nous en sommes informés, c'est qu'elle a atteint une certaine profondeur ; c'est qu'elle a connu une certaine acuité, elle a connu un certain niveau d'intensité. L'attrait du pouvoir n'est pas dérisoire pour tout le monde ; vous ne croyez pas ?
Bergier choisit de prendre du recul ; il dit avec calme :
— Vous savez, à dix-huit ans, on est téméraire ; à quarante, on a très peur ; à cinquante - cinq, on sourit ! Si je ne suis pas élu, je passerai la direction à un autre, c'est tout !
— Sans regrets ?
— Sans regrets. Si le rôle d'Alexandre m'échappe, il restera celui de Diogène !
— Ce ne serait pas si mal non plus, en effet !