Funambule sur un fil arachnéen cherche angle d'attaque pour traiter l'un des plus grands crimes de l'humanité.
Funambule qui vient à la suite des Bienveillantes, de Jonathan Litell.
Que peut-on ajouter à ce chef d'oeuvre désespéré ?
Il me semble que
Martin Amis a trouvé.
Là où Litell donnait à son personnage la substance tragique d'Oreste, une histoire et presque une âme - diabolique mais une âme, Amis réplique par la vacuité complète, l'inanité, le creux, le vide, le rien, le néant, le Nichts. Rien, il n'y a rien ni dans l'esprit ni dans le corps des personnages. Aucune substance. Ce sont des girouettes ballotées au gré du vent. Un vent qui vient du front de l'est, de Stalingrad, très exactement.
Ce texte n'est pas une farce. Golo Thomsen, SS convaincu et dénaturé, très impliqué dans l'extermination des Juifs, est plus ou moins planqué à Auschwitz pendant que ses camarades se battent en Russie. C'est le neveu de Martin Bohrman. Il se promène de ci de là, en tripotant les femmes du bocage silésien, les kapos, éventuellement les femmes d'officiers. Parfois, il donne un avis éclairé aux ingénieurs d'IG Farben, qui implantent une usine dans le camp, s'opposant à tout assouplissement du régime des prisonniers pour en faire de meilleurs esclaves. Car IG Farben, en bon gestionnaire de ses ressources humaines, souhaite que les esclaves ne meurent par comme des mouches. Ce n'est pas rentable. Kreativ Vernichtung. Anéantissement créateur de richesse. Mmmm IG Farben...
Golo tombe soudainement amoureux d'Hannah Boll, l'épouse aryennement parfaite de Paul Boll, commandant du camp d'extermination, double de Rudolf Hoss. Il se confie à son ami Boris, nazi fanatique, officier de la wehrmacht, puni quelques temps et mis au placard à la gestion du camp. Il n'espère qu'une chose, repartir au plus vite sur le front de l'est. Boris ressent une attirance contre nature pour Esther, une jeune prisonnière.Paul, Boris,
Golo et quelques autres travaillent avec plus ou moins de satisfaction à l'extermination des Juifs. Hanna est gênée par l'odeur, mais bon, les Juifs, il faut bien s'en débarrasser...Et puis soudain, revirement de situation, voilà qu'Hanna et
Golo ont des états d'âme...Et si ce n'était pas bien, pas normal, ce qui se passe là bas, dans les douches ? Dans les fours ? Pourquoi ce revirement ? Est-ce l'amouuuur? Qui donne une conscience ? Non, c'est Stalingrad, qui annonce que la guerre est perdue, que le reich est foutu, qu'il va falloir changer de refrain.
Golo et Hanna s'y attellent, horribles pantins désarticulés mus par le vent qui tourne...
Voilà le coeur de l'histoire. Stalingrad, son message. Ce n'est pas dit clairement, il faut le lire entre les lignes. Aucun des personnages ne prend conscience de ce qui lui arrive, car aucun n'a de conscience.
Golo et Hanna sont des zéros, des nuls, dont l'"amour" est rendu abject.
Paul Boll demeure l'abruti fanatique qu'il est, irrécupérable.
Szmul, le Sonder ( Juifs réquisitionnés pour pousser les leurs dans les douches en leur mentant) finit par ...On ne peut pas juger un homme mis par immonde perversité dans cette situation.
Boris, boum.
Ce n'est pas une farce, tout est abject là dedans, tout est monstrueux. Les êtres sont vides. Que le vent tourne encore, et ils y retourneront, au camp d'extermination, faire leur petit boulot et leurs courses. C'est là la nouveauté, l'angle d'attaque et
la zone d'intérêt. Pas d'esprit, ils sont différents du personnage de la mort est mon métier, ou des autres livres que j'ai lus sur le sujet. Juste vides. Pas de principe, pas de valeurs, pas de morale, pas de sentiments, pas d'idées, pas de vie intérieure. Des zombies. Mordseele. Ame meurtrière. Âme morte.