Russell Banks, un des très grands anciens, un des géants de la littérature U.S. Bon, il y a heureusement des petits plus jeunes qui poussent derrière, comme
Jeffrey Eugenides par exemple....
Ce très gros livre bifide est fascinant, et probablement est-ce le chef d'oeuvre de Banks. Comme souvent, il marie avec une virtuosité éblouissante le fait de société (ici c'est même le fait d'histoire et de la grande histoire) et l'analyse psychologique de personnages complexes.
C'est en effet la vie romancée (puisque censée être racontée par l'un de ses fils) du célèbre abolitionniste
John Brown. Célèbre, enfin pas pour tout le monde, je pense que nous autres français, nous n'en avons pas tellement entendu parler, et au fond, que savons nous de ce qui s'est passé AVANT la guerre de Sécession? En ce qui me concerne, pas grand chose. Et pourtant, elle n'est pas arrivée comme cela, du jour au lendemain.... Non. Au Nord, il y avait des Blancs qui ne supportaient pas l'esclavage, souvent parce que cela leur apparaissait comme incompatible avec leur foi chrétienne. Et au Sud, il y avait des Noirs décidés à briser leurs chaines. Harriet Tubman, battue, martyrisée arriva à s'échapper et, portée par une foi insubmersible, aida des milliers d'esclaves à s'échapper. C'était l'Underground Railroad, une série de relais animés par des anti-esclavagistes qui permettaient, d'étape en étape, aux Noirs en fuite de gagner le Canada et la liberté.
John Brown était l'un de ces relais, dans un coin plutôt sauvage des Adirondacks, aux pieds du mont Tahawus, le "
pourfendeur de nuages" pour les Indiens. Puis vint le vote de l'infâme "compromis de
Daniel Webster". Ce sénateur qui allait devenir secrétaire d'état était favorable à l'esclavage, et il donna le droit aux propriétaires sudistes (c'est à dire à leurs chasseurs d'esclaves) de venir au Nord rechercher les fugitifs, donc de désigner n'importe quel Noir dans la rue en prétendant qu'il s'agissait bien de la personne recherchée. Et, même si c'était en fait un Noir libre du Nord, que valait sa voix face à celle du puissant propriétaire sudiste... il était embarqué. Tandis que certains abolitionnistes baissaient les bras, d'autres, comme
John Brown, se radicalisaient.... jusqu'à en arriver à massacrer cinq hommes à coups de sabre, ce qui lui valut une condamnation à mort par pendaison.
Sur ce canevas historique, Banks a dessiné deux personnages, pas plus sympathiques l'un que l'autre d'ailleurs, puisque Owen, le supposé narrateur, prend de plus en plus de place dans le roman et que sa personnalité est aussi trouble que celle de son père.
John Brown, protestant strict (pas de tabac, pas d'alcool, pas de café) qui ne se sépare jamais de sa Bible, devait avoir un côté particulièrement charismatique qui poussait les autres à le suivre aveuglément - à commencer par ses enfants. Des enfants, il en aurait vingt, dont seule une petite minorité arriva à l'âge adulte. Père autoritaire et sévère qui sanctionnait chaque mensonge, chaque manquement par une volée de coups de ceinture, et qui en même temps pouvait pleurer de longues heures devant le corps d'un bébé mort. Avec cela affairiste, passant son temps à tirer des plans sur la comète afin de devenir riche pour finalement tout perdre, ses terres, sa maison, sa tannerie, ses beaux boeufs et ses magnifiques mérinos, et finir couvert de dettes et faire travailler sa famille comme.... des esclaves pour subsister. Et en même temps, changeant, incapable de suivre une action jusqu'au bout. Il se donne la noble tache de métrer les terrains donnés à un certain nombre de familles noires, rassemblées dans un village qu'elles ont baptisé Tombouctou en hommage à de lointains ancêtres, afin qu'elles ne puissent être spoliées, et ensuite, il semble se désintéresser d'elles. Bref, il est insaisissable. Mais sur ses portraits, en tous cas, il fout la trouille! Etroit visage basané strié de rides profondes, yeux enfoncés, bouche étroite comme un coup de sabre..... Brrrr!!!
Mais c'est un maillon efficace du "train souterrain". Comment va t-il passer de ce statut de militant à celui de terroriste fanatique, à la tête d'une bande armée qui assassine ses "ennemis" dans le dos, la nuit? Pour Owen, cela est en partie dû au besoin de celui qu'il n'appelle que "le Vieux" de se sentir différent des autres -supérieur aux autres? (Pas très chrétien tout ça). A partir du moment où le Nord à peu près tout entier est devenu abolitionniste, alors il faut toujours aller plus loin et passer de l'action pacifique à l'action armée.... Mais Owen -et là, c'est tout le talent du romancier de donner vie à un tel personnage- est lui aussi un personnage complexe et tourmenté. Il a très mal vécu la mort de sa mère quand il avait une dizaine d'années, et depuis, il s'accroche à ce père qu'il adore et déteste, qu'il voudrait fuir et qu'il voudrait plus que tout imiter et égaler. Une fois que les deux fils aînés ont fondé une famille -mais toujours en restant dans l'orbite du père, en travaillant pour lui, puis en militant derrière lui, Owen le rouquin solitaire au bras atrophié est celui qui reste, qui éprouve sans doute des sentiments inavouables pour cet ami noir qui travaille aussi pour le père, et qui va convertir son mal de vivre, sa frustration en haine, haine dont il va peut être, par un étrange retournement, contaminer John... Et qui va prendre la fuite, partir très loin, ne plus donner de nouvelles, s'enfermer dans le remords, la solitude...
Bref, c'est magnifique