« On était nombreux à la maison, ça se voyait. Il devait y avoir quelqu'un de trop. J'étais la cinquième des six enfants et comme disait la mère, j'étais arrivée parce que Dieu l'avait voulu et il fallait accepter ce qu'Il envoyait. […| Comme j'étais d'un caractère doux et raisonnable, ils avaient décidé que je partirais aider la tante, la soeur de ma mère, qui avait perdu l'espoir d'avoir des enfants – mais du travail, ça, elle en avait. Elle s'était mariée avec un homme beaucoup plus âgé qu'elle qui possédait des terres, une demi-douzaine de vaches au moins, de la poulaille et des lapins, et aussi un potager. Ils vivaient bien, mais ils manquaient de bras et de compagnie parce qu'ils commençaient à se sentir vieux. »
Celle qui se taisait,
Maria Barbal #lesailleurs #éditionscharleston
Elle s'appelle Conxa. A 13 ans sa famille décide de l'envoyer chez la tante et l'oncle qui habitent le village de Pallarès, pas trop éloigné de leur village de l'Ermita, dans les Pyrénées espagnoles. Elle est douce, docile, elle fera une parfaite compagnie pour tenir la ferme avec eux, tenir le rôle de l'enfant qu'ils n'ont pas eu.
Conxa, elle est cette jeune fille un peu effacée, qui ne parle pas beaucoup mais qui observe… le monde qui l'entoure, l'oncle, la tante, le village, les gens qui le peuplent, les femmes aussi…
« Quand je réfléchissais aux familles que je connaissais bien, la femme en était à mes yeux le plus grand pilier. Chez moi, c'était ma mère qui faisait ou coordonnait toutes les tâches. Et ne parlons pas de la tante. La femme mettait les enfants au monde, elle les élevait, elle faisait les foins, elle s'occupait de l'étable, du poulailler, des lapins. Elle tenait la maison et elle faisait beaucoup d'autres tâches : le potager, les conserves, les charcuteries… Et l'homme, que faisait-il ? Il réglait les choses de dehors. Quand il fallait vendre une vache. Embaucher des gars pour la fenaison ou les moissons. Il n'était pas évident pour moi que l'homme en faisait ou était plus que cela, pourtant tout le monde répétait : qu'est-ce qu'une maison sans un homme ? Moi, je me demande : qu'est-ce qu'une maison sans une femme ? »
À travers les yeux de Conxa, c'est l'Espagne pauvre des années 1920 qui se dessine ; sa voix nous raconte ce petit peuple, à la vie rude et simple, qui décide de se soulever pour améliorer son quotidien, être considéré autrement… La révolte gronde… la réaction ne se fait pas attendre… le peuple est divisé !
« Jaume est exalté. Il répète que ce que le peuple a dit librement ne peut pas être anéanti comme ça, brutalement, pas même par les armes. Quel peuple ? le peuple, ça veut dire les gens, tous les hommes et toutes les femmes qui vivent dans ce pays. Je sors exténuée de ce genre de conversation. »
Pourtant, il y a de la beauté dans cette vie des champs, dans ce labeur quotidien décrit avec poésie et beauté par cette voix catalane à nulle autre pareille… le paysage se déroule sous nos yeux, tel un tableau de Millet ou de van Gogh… ou même de mon peintre préféré, Monet !
« La chaleur était revenue. On était au mois de juin 1921. Les champs étaient dorés et les coquelicots éclataient ; on entendait partout le vrombissement des mouches qui pourchassaient leur nourriture avec insistance. Les noisetiers sauvages et les noyers reverdissaient au bord de la rivière, ainsi que les peupliers. La montagne fourmillait de travailleurs, entre le jaune et le vert, de charrettes sur les chemins terreux et d'outils sifflants qui rabattaient sans compassion les fines tiges. La terre se gonflait d'orgueil de recevoir une telle abondance qui durerait toute l'année. »
J'ai aimé cette vie des champs, rythmée par les saisons, ce pan de l'Histoire d'Espagne que l'on méconnaît, raconté avec simplicité et pudeur, cette voix, si discrète, et qui pourtant a tant à raconter, partager…
Cette voix catalane au talent incroyable qui s'exprime en peu de mots!