C'est une relecture des nouvelles de Barbey d'Aurevilly après leur découverte il y a vingt ans. À l'époque, je n'avais été sensible qu'à l'anecdote contée, et l'écrivain est un redoutable conteur, aujourd'hui j'ai découvert bien d'autres registres dans son écriture.
Tout d'abord, s'y exprime la nostalgie d'une époque. La plupart des nouvelles évoquent la Normandie, la vie provincia
le au moment de la Restauration et donc le dernier flamboiement d'une certaine noblesse avant son inéluctable déclin. La société a changé, la Révolution, puis l'Empire, ont porté sur le devant de la scène sociale une nouvelle classe, la bourgeoisie. Il ne reste souvent à la petite noblesse qu'une existence ruinée par la perte de son statut social et un style de vie enfermé dans les conventions et le souvenir d'une grandeur passée. Les filles de cette noblesse sont vouées au célibat (
Le dessous de cartes d'une partie de whist) faute de dot, et les hommes tuent leur ennui entre les salles d'armes et les parties de whist (
Le bonheur dans le crime). le mépris de Barbey d'Aurevilly pour les moeurs bourgeoises (
Le rideau cramoisi) et les officiers de l'époque napoléonienne (À un dîner d'athées) transparaît dans des remarques lapidaires sur l'existence terne des gens sans condition et sur la brutalité d'une armée de sac et de corde.
La seconde chose qui m'a intriguée chez Barbey est la référence récurrente au religieux. Il l'aborde par ses contraires, l'athéisme du docteur Torty (
Le bonheur dans le crime) ou l'anticléricalisme blasphématoire des convives de Mesnilgrand (À un dîner d'athées), mais aussi par l'évocation d'hommes de religion dont la bonté ou la naïveté est abusée par la perversion de l'âme humaine : le curé de Saint-Germain-des-Prés est trompé par la confession d'une fillette de treize ans qui se croit séduite et déshonorée (Le plus bel amour de Don Juan), le confesseur de la comtesse du Tremblay de Stassevil
le aura tout ignoré de ses crimes (
Le dessous de cartes d'une partie de whist) et le chapelain de l'hôpital de la Salpêtrière croit au repentir de la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone (
La vengeance d'une femme). Les jeunes filles sont élevées dans la piété religieuse, font montre de dévotion, mais les passions humaines font peu de cas de la morale chrétienne. L'homme ou la femme peut vivre sans Dieu (
Le bonheur dans le crime), ce qui veut dire sans rempart contre le crime et, surtout au ban de la société. La plume de l'écrivain peut se faire moralisatrice chez ce défenseur de la religion catholique.
L'ironie de Barbey d'Aurevilly est mordante. Elle passe dans le cynisme des personnages – le comte de Ravila a « la volonté repue, souveraine, nonchalante, dégustatrice du confesseur de nonnes » devant le spectacle de ses douze anciennes maîtresses (Le plus bel amour de Don Juan) –, dans la peinture d'une société oisive et avide d'histoires corsées : le souper offert par la comtesse de Chiffrevas dans « son boudoir de pêcher ou… de péché », et moque l'hypocrite appréhension de la jeune Sibylle devant le récit du narrateur (
Le dessous de cartes d'une partie de whist). Il y a parfois un art du détournement assez jouissif, ainsi le Don Juan est finalement séduit par la fille et non la mère, et les jeunes filles fondent sur les scapulaires et les croix de mission comme sur de la verroterie.
La dernière nouvelle du recueil – qui est ma préférée – aborde la question du roman et de sa finalité qui serait de montrer le véritable visage de la société. Il y a de nombreuses raisons de lire et relire Les Diaboliques qui, au moment de leur parution, apparurent comme un outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs. La première est la férocité des portraits qui se cache derrière les conventions d'une société dévoyée par sa perte des repères.