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sur 1104 notes

Critiques filtrées sur 5 étoiles  
Il y a dans « Les diaboliques » matière à susciter une haine quasi générale. On tient là une oeuvre libertine dans toute sa splendeur : morgue aristocratique et misogynie triomphante. La Femme (avec un grand F) est meuble, cible ou trophée sur une étagère, au choix. Celle-ci ne s'en offusque pas particulièrement : certes elle est en dessous de l'Homme aristocratique. Mais en dessous d'elle, il y a l'homme (avec un petit h) du peuple ; elle est assurée de sa supériorité sur lui, et le range parmi les utilitaires. On se plaint moins de son infériorité quand on est soi-même le supérieur de quelqu'un. Dans ce monde où le principe d'égalité entre les hommes n'est rien de plus qu'une chimère ridicule, on tue le temps comme on peut. Et quant on a épuisé les ressources de la chasse et du jeu, on écoute les souvenirs des vieux séducteurs impénitents.

Normalement à ce stade, 10% de ceux qui ne l'ont pas encore lu salivent, 10% restent perplexe, et les 80% restant l'ont rayé de leur liste au feutre rouge. Et ils ont tort.

Ils ont tort, car Barbey d'Aurevilly atteint une qualité d'écriture qui n'est pas vraiment égalable. Ils ont tort, car cette beauté mâtinée d'élégance décadente amplifie et pousse aux extrêmes les sentiments qui font l'objet de ces six nouvelles, surtout quand il s'agit de vengeance ou de haine. Ils ont tort, car c'est un monde agonisant qu'il décrit. Une à une, nouvelle après nouvelle, toutes ces beautés aristocratiques se fanent et s'éteignent. Et derrière elles, robuste, surgit la silhouette sculpturale d'une maître d'armes plébéienne, au poignet et au tempérament de fer ; un monde nouveau qui s'annonce...

Oui, 'Les Diaboliques' sont le dernier feu et la dernière flamme de l'aristocratie mourante, qui pendant mille ans régna sur l'Europe. Quant elle vit sa fin proche, elle eut pour elle le même regard de mépris qu'elle avait eu pendant des siècles pour les hommes et les femmes du peuple. Et c'est ce moment qu'a capté Barbey d'Aurevilly.

Quand bien même les particules et les regards de haut vous hérissent le poil, ne vous privez pas de cet instant.
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A travers ces six récits effroyables, Barbey d'Aurevilly raconte la passion amoureuse, dévorante, diabolique, au delà de toute morale. du bonheur que n'assombrit pas le crime à la vengeance d'une femme amoureuse, de la jalousie d'une mère à l'amour d'une fille pour l'amant de sa mère, de l'athée endurci qui va confier au prêtre une bien douloureuse relique à la jeune fille possédée par un amour mortel… toutes ces histoires tiennent du Diable.

Si la sensualité est sans limites, si le crime est dicté par les plus noirs ou les plus célestes desseins, rien ne l'arrête quand la pureté se mêle aux plus sombres désirs, jusqu'à jeter une fière duchesse espagnole dans la déchéance de la prostitution. Et dans ces calmes petites villes de Normandie où le temps semble parfois arrêté, un pot de fleurs peut dissimuler de bien lourds secrets, un rideau cramoisi de bien lugubres souvenirs, comme si la vie avait tenté de s'y épanouir pour être étouffée sous le poids du quotidien. Car la mort guette, une mort parfois tragique parfois héroïque, celle des splendeurs passées, des époques perdues.

Barbey nous transporte sur des chemins sombres, dans ces nuits obscures de l'âme humaine où parfois le ciel se déchire sur une lueur rouge comme une trace de sang dans laquelle il va tremper sa plume de conteur...diabolique ! Et on s'en délecte.
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Fuyant la guerre et la Commune, Barbey d'Aurevilly trouva refuge en Normandie, à Valognes, dans le Cotentin, et c'est là qu'il écrivit les dernières lignes de son fameux volume "Les Diaboliques".
Vingt ans se sont passés entre le projet, initialement intitulé "Ricochets de conversation" et la première parution du livre en octobre 1873.
Il est composé de six nouvelles :
"Le rideau cramoisi", " le plus bel amour de Don Juan", "Le bonheur dans le crime", "Le dessous de cartes d'une partie de whist", "Un dîner d'athées" et "La vengeance d'une femme".
En décembre 1870, dans une préface provisoire, l'auteur met en garde :
"Les histoires sont vraies. Rien n'est inventé. Tout vu. Tout touché du coude ou du doigt. "Les Diaboliques" ne sont pas des diableries, ce sont des diaboliques : des histoires réelles de ce temps civilisé et si divin que, quand on s'avise de les écrire, il semble que ce soit le Diable qui les ait dicté..."
Le 11 décembre, le vent est aux saisies et le procureur général fait enlever chez l'éditeur, M. Dentu, pour attentat à la morale publique, tous les exemplaires restants
Gambetta plaida la cause de Barbey d'Aurevilly auprès du garde des Sceaux. L'affaire fut stoppée.
En 1908, Léopold Delisle, qui était natif de Valognes, déclina l'honneur, soixante ans après, de faire partie du comité célébrant le centenaire de Barbey d'Aurevilly, à cause du "Dessous de cartes d'une partie de whist".
Personne, aujourd'hui ne conteste plus au livre sa qualité de chef-d'oeuvre. "La littérature inacceptable de 1850 est devenue suprême et définitive consécration".
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En couverture de cette édition folio : « Tilla Durieux en Circé », détail du tableau peint en 1912 par Franz von Stuck, peintre symboliste allemand traitant des sujets classiques de façon non conventionnelle, ici un portrait d'une actrice célèbre de l'époque. La référence à Circé, personnage mythologique ambiguë, femme et magicienne, constitue un bon choix d'illustration pour ces femmes diaboliques présentes dans chaque nouvelle.

Mais revenons-en au texte. J'ai vraiment été subjugué par le talent de conteur allié à la finesse d'écriture, on a là un véritable orfèvre du genre de la nouvelle. Mais cela se mérite, il faut déguster lentement, patienter avec la promesse que ce sera encore meilleur ensuite. Lire le rideau cramoisi ou le bonheur est dans le crime – deux nouvelles remarquables – en s'imprégnant de l'atmosphère voulue par le conteur est une expérience rare et un véritable délice !

Le rideau Cramoisi : le mystère des lieux clos est savamment utilisé : la petite fenêtre au rideau cramoisi où a logé le vicomte de Brassard dans sa jeunesse, la diligence en réparation à un relais de poste la nuit avec ses deux voyageurs dont l'un est Brassard, tardant à raconter une histoire non révélée à quiconque auparavant. le sujet : un jeune officier – le vicomte de Brassard – est hébergé chez un couple de bourgeois à Valognes. Leur fille Alberte est au centre du récit. Soumise à l'inaction d'un milieu clos, c'est elle qui prend l'initiative d'une liaison cachée allant jusqu'à traverser, la nuit, tel un fantôme, la chambre de ses parents pour rejoindre son amant… La chute arrive tout à la fin et elle est diabolique !

Le Plus Bel Amour de Don Juan : j'avoue m'être un peu perdu dans le labyrinthe des phrases… Pour cette nouvelle, la magie du conteur n'a pas fonctionné pour moi, ce qui s'est reproduit pour le Dessous de cartes d'une partie de whist, autre histoire d'inceste. Passons vite à celles qui m'ont jeté tout vif dans les griffes de ce diable de conteur nommé Barbey d'Aurevilly.

Le Bonheur dans le crime : chef-d'oeuvre ! Cette histoire de Hauteclaire, fille d'un maître d'escrime, est absolument géniale et peut-être lue à différents niveaux… Que de phrases à double sens ! Cette femme, mystérieuse, belle et puissante, organise l'assassinat de la femme de son amant (tous deux aristocrates d'excellente réputation cela va sans dire...) et vivra heureuse avec celui qui deviendra ensuite son mari : l'honneur des hautes familles et leur valeurs confrontés à l'exact opposé, une licence, un libertinage entièrement dévoué à l'amour, sans aucun frein. Entre les deux, notre auteur semble bien choisir la deuxième proposition, au moins en littérature ! Comme une oscillation entre l'ancien monde qui tarde à disparaître (on est à la Restauration) et un nouveau monde, républicain, plus permissif – pour les femmes aussi –, avec ses valeurs marchandes liées à l'intérêt individuel, rebattant les classes sociales. A lire absolument ! Je n'avais que trop tardé à découvrir cette histoire là.

A un dîner d'athées : Une nouvelle plus longue gardant un rythme soutenu tout du long. On a le temps de s'installer et de profiter des digressions multiples du conteur et de l'autoportrait qu'on devine :

La vengeance d'une femme : une aristocrate, la duchesse de Sierra Leone, pour se venger de son mari, se jette dans la prostitution pour le déshonorer lorsque le scandale éclatera. La nouvelle la plus violente, la plus destructrice du recueil.

Mon avis agacé : J'ai retrouvé beaucoup des stéréotypes qu'on peut attendre d'un écrivain conservateur, royaliste et catholique, avec des femmes décrites comme manipulatrices, et des hommes qui succombent (les pauvres !), ces hommes qui n'ont qu'une vraie et saine passion : faire la guerre (évidemment !). Cette atrocité là, véritable et absolue, est acceptée de Dieu mais le commerce des femmes, non alors, quelle abomination ! Hypocrisie qui est comme une seconde peau à la religion chez certaines âmes humaines. Ma modeste impression de lecteur serait de dire qu'on a là un homme tiraillé entre ses origines familiales pétries de convenances idéologiques, et un culte de la littérature inconciliable avec ces choix.

Mon avis admiratif : En même temps Barbey d'Aurevilly semble dire le contraire de tout cela par le talent qu'il déploie pour décrire la beauté des femmes par exemple, une véritable fascination. L'amour qu'il voit dans certains couples est magnifié avec Hauteclaire et son amant Serlon dans le bonheur dans le crime (appelé par leurs prénoms, le comte Serlon de Savigny perdant son titre aristocratique dans l'amour véritable), avec la duchesse d'Arcos de Sierra-Leone et son malheureux amant Esteban (frémissez bonnes gens à son triste sort) dans La vengeance d'une femme, aussi avec Rosalba et Mesnilgrand dans A un dîner d'athées. L'auteur, un provocateur de génie, ne se prend pas lui-même au sérieux et n'assume aucune responsabilité directe, il rapporte ce qu'il a entendu, ce n'est pas lui qui est à l'origine des abominations racistes, antisémites présentes ici ou là. Même le dandy chez lui est ambiguë car largement passé de mode à cette époque.

Qui est réellement Jules Barbey d'Aurevilly ? le mystère très présent dans ses fictions s'applique à l'auteur lui-même : torturé, aux oeuvres assez sombres, antimoderne... Né en 1808 en Normandie, il est souvent décrit comme solitaire et malheureux, aspirant à l'élitisme... mais sans le sou ; royaliste et catholique… rejeté par ceux-ci car trop diabolique ; désirant ardemment la célébrité mais très souvent rejeté par ses pairs ; séducteur … se décrivant comme laid ; timide trouvant dans la littérature un outil à sa (dé)mesure afin d'exprimer ses fantasmes de puissance. Un nostalgique de l'ancien régime qui met en scène la libération de la femme, exécration de façade et fascination démesurée à la fois, se flagellant d'avoir cette attirance…

Il reste une oeuvre inclassable dont on a pu dire qu'elle annonçait Dostoïevski, un maître de l'écriture de nouvelles dont il serait vraiment dommage de faire l'impasse. L'avez-vous lu ? Apprécié ?
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Chronique complète, avec composition personnelle de la couverture du livre et cette Circé magnifique, sur Bibliofeel. Lien direct ci-dessous...
Lien : https://clesbibliofeel.blog/..
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Textes présentés, établis et annotés par Jacques Petit

ISBN : 9782070100491

Il n'existe que six "Diaboliques", soit, dans l'ordre : "Le Rideau Cramoisi" - "Le Plus Bel Amour de Don Juan" - "Le Bonheur Dans le Crime" - "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist" - "A Un Dîner d'Athées" et "La Vengeance d'une Femme." Barbey eut l'idée, dit-on, idée qu'il ne put suivre faute sans doute de temps - et puis, tout bien considéré, ses "Diaboliques" n'étaient-elle pas parfaites en cet état ? - de leur adjoindre six nouvelles vantant au contraire le Bien et la Vertu. Mais entraîné notamment par la rédaction du "Chevalier des Touches" et surtout d'"Un Prêtre Marié", il laissa reposer son projet et interrompit même quelque temps l'écriture de son recueil de nouvelles.

A ce jour, même ceux qui n'ont guère lu Barbey, à moins d'être des "beaufs" parfaits (et peu importe leur catégorie sociale : un "beau" naît "beauf", on n'y peut rien ), citent au moins "Les Diaboliques" quand on évoque devant eux l'écrivain. Les plus heureux n'ont oublié ni "Le Rideau Cramoisi" qu'Alexandre Astruc porta à l'écran en 1953 avec la participation d'Anouk Aimée et de Jean-Claude Pascal (lequel fut, rappelons-le au passage, un inoubliable Philippe Bridau dans "La Rabouilleuse" de Louis Daquin, tiré De Balzac, sept ans plus tard) , ni "Hauteclaire", de Jean Prat, avec une Mireille Darc brune et un Michel Piccoli presque aussi bon que dans le "Don Juan" de Marcel Bluwal. Les autres se contentent de parler d'histoires de fantômes dont on ne sait trop s'ils en sont de vrais ou pas, et de criminels qui triomphent alors que les bons et les vertueux sont impitoyablement foulés aux pieds. C'est-à-dire que, si l'on excepte "Le Rideau Cramoisi", nouvelle sur laquelle s'ouvre le recueil et qui frappe déjà très fort, et "Le Bonheur dans le Crime", les quatre autres nouvelles qui forment le livre le plus célèbre de Barbey sont soit ignorées, soit très mal connues du grand public.

Il serait fou, dans ce billet si bref, de vouloir évoquer avec précision ces six nouvelles qui symbolisent si bien l'énorme face d'ombre qui était celle de l'écrivain normand. Un féru d'astrologie ajouterait que "Les Diaboliques" est un livre Scorpion (face Hyde ) par excellence : la fascination du Mal, l'Au-Delà qui s'invite sans en avoir l'air à moins qu'il ne s'agisse d'un "truc" de magicien (mais lequel ? et d'ailleurs, on sent bien que Barbey ne veut pas ici, contrairement à ce qu'il a pu faire dans d'autres textes, "jouer" avec son lecteur), l'horreur glaçante à l'état pur et le Crime s'unissant à la Mort en une valse éblouissante.

Peut-être un jour, à l'occasion d'une "relecture", évoquerons-nous les nouvelles avec lesquelles nous nous sommes senti moins d'atomes crochus. Mais aujourd'hui, nous ne retiendrons, parce qu'elles sont grandioses, horribles, et qu'elles étaient immortelles avant même d'être imprimées, que "Le Rideau Cramoisi", "Le Bonheur Dans le Crime" et, peut-être la plus épouvantable de tout l'ensemble quand on y regarde bien, "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist."

Pour la première nouvelle, tout le monde connaît peu ou prou l'intrigue. Un jeune militaire, logé chez de paisibles petits bourgeois alors qu'il stationne avec son régiment dans une obscure petite ville de province, est visité toutes les nuits par la fille de la maison, Alberte. Dans le lit, cette fille est unique, passionnée, extraordinaire, inattendue car elle sort tout de même de son couvent. Dans la maison, quand le soleil retrouve ses droits, elle est pâle, glacée, avec ce physique mi-androgyne/mi-chlorotique (peut-être songerait-on aujourd'hui à l'anorexie ou un phénomène similaire) qui séduisait tant l'auteur, en tous cas pour nombre de ses héroïnes. La nuit, elle n'est que flammes, elle est presque l'Enfer de la Luxure. le jour, c'est à peine si elle semble savoir que son amant est dans la maison et, bien entendu, elle va à la messe et ne sort qu'accompagnée, par sa mère ou une domestique.

Et puis, une nuit, au beau milieu de leurs ébats, voilà qu'Alberte se fige, toute roide, entre les bras de son amant. Elle ne respire plus : elle est morte. Affolé - on le serait à moins - le jeune homme se précipite chez son colonel qui est encore, à l'époque, et comme le dira plus tard, en des circonstances plus comiques, l'inénarrable Sapeur Camember, "le père du régiment." le colonel écoute, donne de l'argent au jeune homme, lui fournit un bon cheval et lui dit de partir le plus loin possible. Il s'occupera du reste ...

Mais voilà, le reste, le lecteur, pas plus que le narrateur, devenu plus mûr, ne le saura jamais. Avec une adresse de redoutable bretteur ou de démon du Plus Grand Cercle, Barbey esquive toutes les occasions qui auraient pu permettre à notre triste héros de connaître la vérité. Et la voiture dans laquelle a commencé l'histoire - son héros s'entretenant avec un ami et passant, tout à fait par hasard, devant une maison où frémit le rideau cramoisi de ce qui fut la chambre d'Alberte - de s'éloigner et de nous emporter tous, frustrés (pas tant que ça dans le fond, soyez honnêtes ! ;o) ) et nous demandant si Alberte était réellement morte, si c'est son ombre que les deux hommes viennent de voir s'agiter derrière le fameux rideau ... ou si, peut-être, Alberte n'a jamais été qu'une morte, une chimère ...

L'atmosphère se fait plus rationnelle dans "Le Bonheur Dans le Crime", histoire en apparence banale d'un adultère entre un riche châtelain et la maîtresse d'armes chez qui il a pris l'habitude de s'entraîner. Hauteclaire, car tel est le nom de cette demoiselle, est très célèbre dans la ville - à nouveau une petite bourgade de province. C'est une escrimeuse de très haute valeur, qui n'a eu aucune peine à s'imposer dans un monde d'hommes lorsqu'elle a repris la salle de son père. Bien qu'occupant une situation un peu spéciale au sein de cette société provinciale, elle gagne bien sa vie et sa réputation est parfaite. Il y a bien quelques mauvaises langues qui cancanent mais bon ! ne faut-il pas que les mauvaises langues cancanent ? N'est-ce pas leur raison d'être ?

Et puis, du jour au lendemain, Hauteclaire disparaît et ses clients trouvent porte close. Pendant ce temps, Barbey nous la retrouve, déguisée en humble servante, au service de l'épouse légitime de son amant, le comte de Savigny. Femme froide en apparence et très grande dame, Mme de Savigny souffre d'une santé délicate. le médecin à qui Barbey a confié la tâche de nous narrer l'histoire - toujours ces récits emboîtés dont il se délectait - la soigne avec efficacité et la maintient, vaille que vaille. Mais un matin sinistre, par suite d'une erreur commise par Hauteclaire dans le dosage d'une certaine médecine, la comtesse de Savigny rend à Dieu son âme si distinguée. Après un deuil de bon ton et une enquête faite plus pour la forme que pour l'amour de la vérité, il épousera Hauteclaire et tous deux continueront à s'aimer à la folie, se suffisant mutuellement l'un à l'autre et s'avançant dans la vie avec la même arrogance et la même puissance que deux grands fauves en couple. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si Barbey pose la rencontre du médecin, accompagné par un ami à qui il s'empresse de raconter le drame, dans un parc zoologique. On notera aussi l'allure de mignon d'Henri III qui laisse supposer, chez le comte de Savigny, une sexualité à notre avis assez particulière.

Mais la plus belle de ces "Diaboliques", parce que la plus affreuse dans ce qu'elle sous-entend entre une mère et sa fille, reste sans conteste "Le Dessous de Cartes d'Une Partie de Whist." Ancêtre posé et tout aussi britannique du bridge actuel, le whist est le jeu-phare du salon, très couru quoique une fois encore provincial, de la comtesse de Tremblay, une veuve réputée pour sa froideur, sa vertu et son extraordinaire beauté. A ces côtés, sa fille, Herminie, elle aussi très belle et qui attend, comme de juste, le prétendant idéal. Un beau soir, débarque dans cette société policée un Ecossais certainement d'origine bretonne car Barbey, avec sa passion des noms incroyables, a choisi de le nommer Marmor de Karkoël (!!!). C'est un beau jeune homme de vingt-huit ans, élégant, racé, avec cependant en lui des yeux qui rappellent, selon le narrateur, ceux de Macbeth. Très vite, car c'est un joueur extraordinaire, qu'on pourrait presque qualifier de "professionnel", il devient un habitué du salon de la comtesse, à un point tel que certains (et certaines ) sont déçus les rares fois où il ne vient pas y faire sa partie.

Je ne m'étalerai pas sur la suite. Sachez seulement que, dans ce merveilleux salon de la comtesse, il y avait aussi de non moins adorables jardinières. Vint le jour où Karkoël s'envola et où des bruits commencèrent à courir. Bruits particulièrement sinistres qui aboutirent à la découverte, très officielle, dans la terre de l'une des jardinières, du corps d'un enfant mort-né (ou à qui on n'avait pas laissé le temps de pousser son premier cri).

Depuis quand était-il là ? Oh ! On jouait encore au whist dans le salon qu'il y était déjà. de qui était-il le fils ? de la comtesse ou de sa fille ? Les deux avaient-elles eu des relations avec Karkoël ? Sans le savoir ou en se tolérant l'une l'autre ? ...

Allons, je vous laisse à vos rêveries, à vos dégoûts aussi. Pour mieux savourer cette dernière nouvelle, il faut vraiment la lire. A ma connaissance, on n'a jamais cherché à la porter à l'écran. C'est bien dommage mais il y faudrait, il est vrai, éminemment de subtilité ... et un sens aigu de la monstruosité qui, à mes yeux, aurait pas mal de choses en commun avec "Le Silence des Agneaux" de Jonathan Demme. Eh ! oui !

Un dernier conseil : Noël approche. Offrez "Les Diaboliques" de Barbey : c'est sans espoir mais à elles six, elles constituent en quelque sorte - me permettrait-il cette comparaison osée ? - le cachet d'onyx qui marque son oeuvre pour l'Eternité. ;o)
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Barbey d'Aurevilly, ce fantasque et non moins génial dandy des Lettres françaises – voir son impeccable article consacré au Fleurs du Mal de Baudelaire pour s'en convaincre –, peut toujours se justifier dans une préface morale, il n'empêche qu'il a du goût pour ces Diaboliques femmes, souvent secondées par des hommes qui ne sauraient se contenter d'afficher leur faiblesse face au Beau sexe pour se dédouaner de leurs propres diableries. Quant à ceux qui se maintiendraient dans une lecture effarée, eh bien, je leur dédie cette phrase de la baronne de Mascranny : « Décidemment, vous avez un vilain genre d'imagination, ce soir. »

Cependant, nul ne saura contester le mystique de cette oeuvre, où le Diable et le Ciel semblent se renvoyer la balle, d'accords au moins sur ce point : « le mot diabolique ou divin, appliqué à l'intensité des jouissances, exprime la même chose, c'est-à-dire des sensations qui vont jusqu'au surnaturel. »

Et pourtant, Barbey ne dissimule pas plus ici qu'ailleurs son « amour pour les choses du catholicisme » ; il est juste joueur, voilà tout. Un jeu qui lui fait raconter toutefois les errances charnelles paroxystiques d'une Rosalba, par exemple, « singulière catin arrosée de pudeur par le Diable ». J'ai dit « joueur » ? Autant dire « voyeur », tout comme nous les lecteurs…

Ce qui est certain c'est que rien n'est tiède ici puisque règnent les sens : « C'était enivrant et dégrisant tout à la fois, mais c'était terrible ! » confesse ainsi le vicomte de Brassard au souvenir d'une jeune fille qui venait le rejoindre dans sa chambre au rideau cramoisi, tandis qu'il était hébergé sous le toit des parents de celle-ci.

Évidemment, si des hommes d'envergure s'immiscent çà et là dans les récits – dont le commandant Mesnilgrand n'est pas le moindre, qui « imposait, comme tous les hommes qui ne demandent plus rien à la vie » –, ce sont les femmes qui raflent la mise. Ces femmes que Barbey gratifie à l'occasion d'aphorismes de sa façon : « Les femmes, lâches individuellement, en troupe sont audacieuses. » Autre morceau de bravoure misogyne (mais Barbey écrit au beau milieu du XIXe siècle, alors gardons-nous de jugements anachroniques imbéciles qui maquillent si mal l'ignorance de ceux qui les émettent !) : « « Et elle était là-dessous d'une beauté pleine de réserve, et d'une noblesse d'yeux baissés, qui prouvait qu'elles font bien tout ce qu'elles veulent de leurs satanés corps, ces couleuvres de femelles, quand elles ont le plus petit intérêt à cela. »

Mais Barbey sait se rattraper et énoncer de ces vérités intangibles, aujourd'hui encore : « En thèse générale, on peut dire que tous les dîners d'hommes où ne préside pas l'harmonieux génie d'une maîtresse de maison, où ne plane pas l'influence apaisante d'une femme qui jette sa grâce, comme un caducée, entre les grosses vanités, les prétentions criantes, les colères sanguines et bêtes, même chez les gens d'esprit, des hommes attablés entre eux, sont presque toujours d'effroyables mêlées de personnalités, prêtes à finir toutes comme le festin des Lapithes et des Centaures, où il n'y avait peut-être pas de femmes non plus. »

Que dire, enfin, du personnage de la duchesse de Sierra-Leone qui se vautre volontiers, et malgré sa nature sublime, dans la fange pour mieux se venger de l'homme qui, par son orgueil cruel, l'y a plongée ? Une figure tragique et résumée dans cette phrase : « Les sentiments comme les miens ont leur folie, mais c'est leur folie qui fait le bonheur ! »

Dans ces pages, on sent aussi poindre la nostalgie d'un autre temps, comme à propos de tel salon où perdure l'art de la conversion « d'autrefois, la dernière gloire de l'esprit français, forcé d'émigrer devant les moeurs utilitaires et occupées de notre temps. » Et, de fait, rien n'est utilitaire dans le recueil de Barbey : la passion ne saurait d'ailleurs être matérialiste.

Mais Barbey n'est pas un auteur de romans policiers, et il n'est pas question pour lui de livrer tout le pourquoi du comment dans chacune de ses nouvelles. Au lecteur, parfois frustré par une chute abrupte, de se débrouiller avec son imagination…


(IMPORTANT : ne surtout pas lire les notes de la présente édition car son auteur – un certain Jacques Petit – croit judicieux d'y révéler des éléments de l'intrigue. Pour ce qui me concerne, je m'en suis rapidement abstenu et cela n'a gêné en rien ma lecture !)
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Emballé par la lecture de "l'ensorcelée" il y a quelques semaines, je continue ma découverte de l'oeuvre de Jules Barbey d'Aurevilly.

Et c'est sur son fameux recueil de nouvelles intitulé "les diaboliques" que je me suis penché cette fois. Format qui n'est habituellement pas celui que j'affectionne le plus.

Paru en 1874, il entraîna l'inculpation de Barbey d'Aurevilly pour "délit d'outrage à la morale et aux bonne moeurs", comme ce fut le cas pour Flaubert et son "Madame Bovary".

On y trouve 6 nouvelles, de 30 à 40 pages (au format Quarto):

Le rideau cramoisi

Le plus bel amour de Don Juan

Le bonheur dans le crime

Le dessous de cartes d'une partie de whist

A un dîner d'athées

La vengeance d'une femme

J'ai lu ces 6 nouvelles dans l'ordre dans lequel elles sont présentées, nouvelles qui ont la particularité d'être toutes écrites (sauf la dernière) sous la forme de récits racontés par un narrateur à un ou plusieurs autres personnages.

Un jeune militaire épris de la fille de ses hôtes, un séducteur qui raconte l'amour le plus fou qu'il ait vécu, un couple étrange croisé dans un parc, voilà quelques uns des personnages que l'on va rencontrer.

Barbey d'Aurevilly, comme il est mentionné sur la 4ème de couverture, aime évoquer le passé : une France aristocratique, contre-révolutionnaire et donc favorable à la Restauration.

Habitués de Zola et de ses romans populaires dédiés à la bourgeoisie commerçante et aux ouvriers (le ventre de Paris, l'assommoir, Germinal, etc), le dépaysement sera total.

Ainsi c'est dans la ville de Valognes dans le Cotentin, cadre de chacune des nouvelles, un "Versailles normand", que l'auteur va nous parler d'amour, de passion, de "la femme", diabolique par les sentiments qu'elle ressent et qu'elle inspire.
Qu'elles s'appellent Hauteclaire ou Eulalie, Rosalba, Albertine, elles sont les héroïnes maudites d'histoires flamboyantes mais cruelles et tragiques.

En effet, comme je l'avais dit pour "l'ensorcelée", quelle écriture ! Je ne peux m'empêcher de vous en donner deux exemples tirés de "le dessous de cartes d'une partie de whist" (et ne révélant rien de l'intrigue):

"Il semblait qu'en se retirant de toute la surface du pays, envahi chaque jour par une bourgeoisie insolente, l'aristocratie se fût concentrée là, comme dans le fond d'un creuset, et y jetât, comme un rubis brûlé, le tenace éclat qui tient à la substance même de la pierre, et qui ne disparaîtra qu'avec elle."

"Ma puberté s'est embrasée à la réverbération ardente de ces belles et charmantes jeunesses qui savaient leur beauté inutile, qui sentaient que le flot de sang qui battait dans leurs coeurs et teignait d'incarnat leurs joues sérieuses, bouillonnait en vain."

Les ambiances sont rendues d'une façon prodigieuse. On se croirait perdu sur ces routes de campagne ou ces ruelles, noyées dans le brouillard et la pénombre ou au contraire, dans ces salons mondains.

Bref, cette nouvelle lecture est un choc et confirme l'impression éprouvée précédemment avec l'ensorcelée.

Bonne lecture !
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LES DIABOLIQUES de JULES BARBEY D'AUREVLLY
Un recueil de 6 nouvelles dans une langue française d'une qualité désormais disparue. Dans la Normandie chère à Maupassant, des récits de jalousie, de peur, de terreur. L'aristocratie règne encore, les femmes sont encore réduites à un rôle accessoire, une époque largement révolue. Un auteur peu lu aujourd'hui, mais si vous aimez vous régaler d'une langue riche, alors n'hésitez pas, on touche ici aux sommets.
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Une référence à relire.
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Dans ce livre, ne cherchez pas la moralité car vous ne la trouveriez pas.

La parité du côté sombre du Mal est extrêmement bien respectée.

Côté homme que ce soit Don Juan ou le vieux militaire qui se remémore avec autant d'effrois que d'émois.

Côté femme, ne croyez pas que cela soit plus moral.

Que ce soit Alberte la soi-disant ingénue ou la fine lame de Haute - Claire, telle la Panthère noire du zoo sont redoutables.

Mais une chose est sûre. C'est que dans chacun de ses personnages, il y a l'âme humaine.

Celle que nous pouvons avoir selon les circonstances.

Que ne fait-on pas par amour ?

" J'irais jusqu'au bout du monde,
Je me ferais teindre en blonde ...
Si tu me le demandais ?"

Voilà ce que l'on peut faire par amour et même devenir une bonne.

Alors qui sont vraiment "Les Diaboliques"?

L'homme ? La femme ? Ou tout simplement l'Amour ?

A vous de vous faire votre propre définition du terme "diabolique" en lisant ce bijou littéraire qui aurait pu être écrit l'année dernière ou dans un millénaire tant ce thème est universel.
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Les titres des œuvres de Jules Barbey d'Aurevilly

Quel est le titre correct ?

Les Ensorcelés
Les Diaboliques
Les Maléfiques
Les Démoniaques

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Thème : Jules Barbey d'AurevillyCréer un quiz sur ce livre

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