À la fin d'un poème, le recueil refermé, après plusieurs lectures,
Les Fleurs du Mal continuent de conserver une place tout à fait particulière pour moi, une place réservée.
Un peu d'histoire (ça ne peut pas faire de mal) : commencée en 1840, l'écriture des Fleurs du Mal et tous les poèmes qui les composent ne sont pas à l'origine destinés à la publication. Ce n'est que très progressivement que l'idée d'un recueil s'imposera dans l'esprit de son auteur. Édité en 1857 sous le titre des Fleurs du Mal (
Baudelaire voulait initialement intituler son ouvrage Les Lesbiennes puis Les Limbes), dédié à
Théophile Gautier qui ne voudra jamais reconnaître la dédicace, le recueil s'impose comme un livre totalement à part. Tellement à part que son auteur et son éditeur seront jugés par le Tribunal correctionnel en août 1857 pour délit d'outrage à la morale publique et aux bonnes moeurs (plusieurs poèmes seront alors interdits à la publication*). Publiées une seconde fois en 1861 puis une troisième en 1868, Il faudra attendre un arrêt de la Cour de cassation de... 1949 pour réhabiliter
Les Fleurs du Mal.
Les premiers textes du recueil empruntent au réalisme et à la cruauté pour parler de la mort, du désespoir, de la pauvreté,… Une écriture mélancolique qui n'a rien à voir avec le romantisme et le classicisme encore en vogue à l'époque, la destinée humaine plutôt que l'être seul face à son destin.
Paradoxe de cette poésie tourmentée, le sujet central des Fleurs du Mal est la... beauté. Familière, allégorique, symbolique, divinisée, éphémère,… elle irrigue toute l'oeuvre. Derrière l'excès de réalisme, l'abondance d'images parfois rudes (on pense au poème Une charogne),
Baudelaire pose une réflexion métaphysique, ironique, sans détour sur la vie, comme le fait une vanité en peinture.
" Ô vous ! soyez témoins que j'ai fait mon devoir
Comme un parfait chimiste et comme une âme sainte.
Car j'ai de chaque chose extrait la quintessence,
Tu m'as donné ta boue et j'en ai fait de l'or. "
Ces derniers vers d'un " Projet pour un épilogue " intégré dans la seconde édition de 1861, résument à eux seuls tout le travail d'écriture de
Baudelaire, le rôle du poète tel qu'il le concevait.
Le " Tu ", c'est la ville de Paris, lieu incontournable des Fleurs du Mal. " Ta boue ", ce sont ses méandres, ses rues emplies d'histoires et de paradoxes, qui porte en elles la vie des déshérités, des laissés pour compte mais aussi celle des rentiers, des bien-nés à l'exubérante apparence, comme les projets du baron Haussmann (" le vieux Paris n'est plus, (la forme d'une ville change plus vite, hélas ! Que le coeur d'un mortel "**)) et une modernité qui emporte tout sur son passage.
Si certains poèmes de
Baudelaire ont un caractère un peu académique, un peu compassé, la plupart cependant, dans leur sonorité, leur rythme, dans les images qu'ils éveillent touchent littéralement au sublime. Ainsi La Chevelure (extrait) :
" […] Je plongerais ma tête amoureuse d'ivresse
Dans ce noir océan où l'autre est enfermé ;
Et mon esprit subtil que le roulis caresse
Saura vous retrouver, ô féconde paresse,
Infinis bercements du loisir embaumé.
Cheveux bleus, pavillon de ténèbres tendus,
Vous me rendez l'azur du ciel immense et rond ;
Sur les bords duvetés de vos mèches tordues
Je m'enivre ardemment des senteurs confondues
De l'huile de coco, de musc et de goudron.[…]"
Poésie intemporelle, ouvrant la beauté (esthétique) jusque dans l'impensé, jusque dans le macabre et la solitude de notre condition mortelle,
Charles Baudelaire, poète incompris, idéaliste, est allé au plus près du langage dans ce qu'il a de plus sensible, de plus édifiant.
Théorisant (il était un grand critique d'art) sur le beau et la beauté, composant avec les paradoxes et s'affranchissant des styles,
Baudelaire avec
les Fleurs du Mal a rendu la poésie encore plus indispensable, plus essentielle à notre monde.
(*) Les poèmes interdits en 1857 par le Tribunal correctionnel de la Seine sont "Les Bijoux", "Le Léthé", "À celle qui est trop gaie", "Femmes damnées", "Lesbos" et "Les Métamorphoses du vampire".
(**) extrait de « Ébauche d'un épilogue »