Louis XIV, le fantôme et le maréchal-ferrant

Le « prophète », comme certains l’appellent, est bel et bien rentré chez lui et dans l’ombre. Son souvenir ne s’inscrit pas dans l’histoire politique du pays puisque l’aventure n’a pas eu en apparence de conséquence visible et claire. De plus, l’Église semble écartée de cette affaire ou bien elle n’apparaît pas en première ligne. Il n’y a pas de miracle digne de foi, qu’il faudrait célébrer et commémorer. La monarchie n’a pas fait de cet artisan un héros ni l’Église un saint. Si le maréchal-ferrant révèle les sensibilités, les croyances, les convictions de ce temps-là (ce qui nous intéressera ici), il ne fait pas naître de légende dorée, semblable à celle qui entoure Nostradamus.

Prologue

Au passage, tous ceux qui ont écrit sur cette aventure se révèlent en en cherchant la clef : ils montrent un peu de leur âme en imaginant ce qui a bien pu se passer de décembre 1696 au printemps 1697. Nous rencontrerons au passage la belle-sœur de Louis XIV, Madame Palatine, et le philosophe allemand Leibniz, le diplomate François de Callières et Pierre Bayle, haute figure de la France huguenote persécutée, la journaliste Madame Dunoyer, Courtilz de Sandras, l’auteur des Mémoires de D’Artagnan qui ont inspiré Alexandre Dumas, un général déserteur, Langalerie, fondateur d’une secte, le duc de Saint-Simon bien sûr et un autre duc, le duc de Luynes. Nous suivrons aussi des écrivains qui ont voulu célébrer un modeste artisan, et qui parfois s’en sont moqué un peu. Nous aurons affaire à des historiens sérieux et à d’autres plus imaginatifs, à des journalistes et à des romanciers, mais aussi aux amateurs de sciences occultes qui s’emparèrent de cet épisode étrange.

Prologue

Pierre Bayle (1647-1706) est l’une des figures essentielles de l’histoire intellectuelle de l’Europe et il a écrit sur l’apparition de Salon. Professeur en France, il a dû se réfugier en Hollande. Il écrit à propos de la comète de 1680 pour lutter contre les superstitions. (...)
Journaliste lui-même, le philosophe esquisse une déontologie de ce nouveau métier. Ayant passé sa vie à dégonfler les erreurs et les fausses croyances, il se désole d’en voir naître de son vivant qui encombreront les générations futures. (...) Ayant lui-même lutté contre les superstitions, Bayle n’accorde bien sûr aucun crédit à de tels phénomènes, d’autant plus que le monde réformé (il est protestant) nie l’existence du Purgatoire et des revenants, et se méfie de ce type de surnaturel.

Première partie. Salon en Provence
Chapitre 1. Beaucoup de bruits parmi le peuple

Les premiers textes évoquent un de sexe déterminé, même s’il porte parfois une robe blanche. Cela écarte la Vierge dont les apparitions ne sont pas rares, les saints ou les saintes, sans doute assez reconnaissables dans l’esprit des hommes de ce temps-là. Ainsi, à côté de la voix qui appelle et qui parle, il y a une présence. Elle s’impose avec une certaine brutalité, une force qui s’appuie comme deux mains sur les épaules et qui arrête ou fait tomber le promeneur. Que l’intervention soit surnaturelle ou humaine, elle suppose une force irrésistible puisque chacun décrit François Michel comme un homme grand et vigoureux, et qu’un maréchal-ferrant doit maîtriser des chevaux. En même temps, après avoir montré sa puissance, le spectre revigore le malheureux par cette liqueur forte, mentionnée un peu partout. Ce détail, presque trivial, compte car il donne de la véracité au récit. Comme le maréchal ne reconnaît pas le goût de cette potion, elle doit avoir une origine surnaturelle. Il faut bien aussi que le maréchal épouvanté soit en état d’entendre ce qu’on a à lui dire. SaintSimon évoque la lumière : avant lui, d’autres ont mentionné un flambeau que tient la mystérieuse créature. Cette clarté éblouit l’homme interpellé mais permet aussi de voir le fantôme dans la nuit. Elle a sans doute aussi une signification symbolique, la lumière accompagnant souvent une révélation et s’associant à un message surnaturel.

Première partie. Salon en Provence
Chapitre IV. La vision

Un homme du peuple se trouve face à son roi. Dans une société très hiérarchisée, comment est possible ce rapport direct, s’il a bien eu lieu, ou proche, si un ministre a servi d’intermédiaire ? Que signifiet-il ? Quelles forces ont porté le maréchal-ferrant de Salon jusqu’à Versailles ? Selon lui, une présence surnaturelle l’a visité. Certains contemporains l’ont cru, d’autres se sont méfiés et ont cherché des motivations obscures, et ils ont supposé une machination et une mystification. En tout cas, la vision a donné le courage à un simple sujet d’affronter les autorités pour aller parler au souverain. Nous devons étudier toutes les étapes de ce processus qui conduit Michel dans le palais royal : pour lui, ce sont autant d’obstacles à surmonter, autant d’épreuves à supporter. Il souffre de cette mission qui l’accable mais qu’il assume aussi comme chrétien, comme Français, puisque la France est concernée. L’étonnant, c’est que sa vision est vite connue et, si les élites cultivées restent dubitatives, l’affaire fait grand bruit dans l’ensemble de la population. Il y a une mobilisation des médias du temps d’autant que, comme Nostradamus a vécu à Salon, son souvenir semble planer sur cette apparition. L’inconnu fait parler de lui et fait naître une irrépressible curiosité collective qui le suit dans son périple. Néanmoins, les autorités restent vigilantes et le visionnaire ne déclenche pas d’« émotion » populaire, de mouvement collectif dangereux.

Prologue