Entretiens avec Thomas Bernhard : Je n'insulte vraiment personne

Je ne pense pas m'égarer en disant que presque chaque enfant a très souvent la pensée de se tuer, fait aussi des tentatives, mais en fin de compte ne le fait quand-même pas ou n'y parvient pas. Cette pensée, on l'a très fortement en soi, étant enfant. Alors vient une vague, comme ça, entre sept et douze ans; après on se calme un peu, puis on devient un peu plus robuste, je crois; ensuite vient une nouvelle phase très sensible, entre dix-huit et vingt-quatre ans, et celui qui surmonte ça atteint la cinquantaine, se marie, et parcourt la vie la tête haute et le cœur battant. Puis, à cinquante ans, les gens recommencent à réfléchir. Entre temps, les mariages se sont rompus, les enfants sont tous devenus effroyables, et on n'a jamais été payé que d'ingratitude.

Ou alors on rend visite à une famille nombreuse, parce que cela aussi, on le désire parfois. J'aime tout à fait cela pendant une heure, mais j'en ai déjà assez au bout d'une heure et demie. Il y a là des enfants qui font des dessins et viennent vous les montrer. Puis ils jouent au théâtre et les parents sont fascinés. Tout cela est tout de même bien horrible. Et ces gens sont complètement vides, littéralement pleins de vide, ils n'ont vraiment que leurs enfants et un métier, sinon rien, sinon absolument rien. (...) Ne font que débiter des âneries, et leurs enfants, qui sont certes charmants et merveilleux, deviennent exactement ce qu'eux-mêmes sont: des adultes insignifiants et effroyables, maigres ou énormes, idiots de toute façon.

Lorsqu'on écrit, on a toujours besoin d'un moyen qui vous permette de le faire. Que ce soit la solitude, un arbre, un tas de fumier ou un homme, on est fixé sur quelque chose. En fin de compte, presque toujours sur soi. Tout le reste est non-sens. Un chien cherche bien lui aussi un arbre ou le mur d'une maison, quand il pisse. Vouloir écrire, c'est comme vouloir uriner. Alors on cherche quelque chose du même genre et la plupart du temps on se pisse dessus, parce que c'est ce qu'il y a de plus près.

Le bonheur c'est une chose relative. Et même l'unijambiste éprouve lui aussi du bonheur, parce que justement, il lui reste une jambe. Et celui qui peut vivre avec le tronc qui lui reste a également du bonheur. Et ainsi de suite, à n'en plus finir. C'est vraisemblablement cela, le bonheur. Et que le bonheur devrait être encore davantage que ce qu'il est, ce n'est vraisemblablement qu'orgueil et une chose impossible.

On sait depuis longtemps qu'être seul avec soi-même est beaucoup plus désagréable, mais d'un autre côté, il n'y a pas de solution. Vous ne pouvez pas écrire de livres en vivant avec une femme, ou alors de vraiment stupides, au bout du compte ça ne va pas. Et de même avec un homme, il vous tape aussi sur les nerfs, parce que ce n'est vraiment rien d'autre, la vie en commun; tout cela est bien critique et difficile.