Les périodiques sont des marchandises. Ils doivent vaincre la concurrence en accrochant l’œil du client de mille manières. Le titre, la vignette qui l’accompagne, le format, les dimensions, les caractères utilisés, tout est calculé pour capter le regard du lecteur et le guider dans la consommation du produit. Que de contraintes parfois contradictoires pour l’éditeur ! Il recherche le format qui, dans un moment où le papier est cher, ne grève pas son budget. Mais adopter des dimensions réduites oblige à « serrer à la ligne » pour introduire toutes les informations que l’abonné réclame. En outre, imprimer de manière ramassée expose à fatiguer l’œil du lecteur.
Le journaliste, parfois éditeur, travaille au milieu d’une communauté malcommode d’ouvriers toujours prêts à prendre la mouche. L’imprimerie est peu marquée par les innovations techniques, et obtenir les tirages souhaités est parfois une prouesse. Boucler les fins de mois en est une autre. L’abonnement est la source principale des rentrées d’argent. La part de la publicité - qui fait vivre nos entreprises modernes - est faible. Au bord de la faillite, le journaliste-éditeur tend la main aux subventions. À les recevoir, il perd son âme et celle de son journal.
La presse participe à l’invention de la démocratie. Elle est aussi une aventure commerciale qui peut rapporter gros. Sous les traits de Panckoucke, « Citizen Kane » est déjà là qui monte des entreprises de presse et absorbe ses concurrents. Si la machine à imprimer, qui en deux siècles ne varie guère, ne coûte pas cher, des capitaux abondants sont nécessaires pour que le journal lancé ne tourne pas à l’éphémère. Pourtant, à côté de quelques gros entrepreneurs, une nuée de petits éditeurs subsiste. Ils sont souvent en même temps journalistes. Ceux-ci se veulent informateurs ou rapporteurs d’une histoire sur le vif, bientôt sentinelles et tribuns du peuple.
Ils découvrent que la feuille qu’ils noircissent crée du sens alors que les mots n’en ont pas. Ils donnent aux termes de nouveaux contenus. Ils captivent l’œil, font rire ou pleurer, agir ou rêver. Ils marient leurs plumes aux armes du soldat, et César est un des leurs. Ils écrivent pour la coquette et découvrent bien avant nous le « deuxième sexe ». Ils construisent et lèguent aux siècles à venir le mythe du journalisme, cet autre lieu de pouvoir.
La presse joue donc un rôle de toute première importance dans le phénomène d’acculturation politique qui accompagne la Révolution. Comment ceux qui savent lire prennent-ils connaissance des journaux ? Certains, on le découvre dans les archives, parcourent les feuilles la plume à la main pour les annoter. Leur démarche de lecture est-elle l’effet d’un choix ? Interrogent-ils les périodiques ainsi que nous le faisons, guidés par des titres et par des rubriques ? La forme du journal, comme de nos jours, guide l’œil et génère un sens.
Les journalistes se servent volontiers de la métaphore animale pour désigner leurs ennemis. Le procédé a déjà été utilisé dans les premières années du règne de Louis XVI. Les corps monstrueux par lesquels étaient représentés la reine et les courtisans empruntaient à la mythologie païenne, à la Bible et aux ouvrages scientifiques anciens comme ceux d’Ambroise Paré ou plus récents comme ceux des « vitalistes ». Les monstres avaient été aussi rendus familiers au public par les contes, tels ceux que rassemblent les Contes de ma mère l’Oye, ou par les histoires fantastiques remises au goût du jour par les récits et les images de la bête du Gévaudan.
Jean-Paul Bertaud. La prise de la Bastille.