La lecture du roman «Paris-Catherine» de Marthe Bibesco dresse une fresque qui guérirait n'importe quelle nostalgie pathologique pour une certaine aristocratie européenne d'avant la Grande-Guerre de 1914-1918. le ton vif et précis, plein d'ironie et de poésie, rend agréable ce précieux témoignage de première main. La description des mondanités et de leur comédie humaine amuse par son mordant et sa véracité. Mais ce qui frappe et importe ici c'est la manière dont l'héroïne, princesse valaque, mariée à un roi polonais-, voit la France comme le pays du Progrès et de la Civilisation.
En effet, la
Princesse Marthe Bibesco (1886-1973), fille de Jean Lahovari, ministre roumain à Paris, et épouse de George Bibesco, petit-fils d'un des derniers hospodars de Valachie, trouva dans les Lettres Françaises et l'Histoire la consolation suprême aux chagrins et déchirements tant personnels que collectifs. Son magnifique roman, «
Catherine-Paris » paru en 1927 (Ed. Grasset, coll. Les cahiers rouges) témoigne de ce que cette élite internationale d'avant la Guerre de 1914-1918 est longtemps venue chercher sur les bords de la Seine, à savoir les lumières de l'esprit face aux particularismes archaïques et sectaires :
« En voyant de vrais russes, Catherine comprenait que son ami, le prince Lvovkowitz était un Russe de l'extérieur. Il appartenait à cette génération d'hommes élevés dans le Paris universel de
Napoléon III, qui a donné à l'Europe quelques beaux types de grands hybrides : un Lichtenstein, un Alexandre de Hohenlohe, un Reuss, un Eboli, un Ribblesdale, variétés humaines trop peu répandues, et condamnées à périr par le nationalisme triomphant. Paris avait formé les contemporains d'Alexandre II et d'Alexandre III, tandis que ses contemporains à elle rétrogradaient vers plus de Russie, parlaient russe, et préféraient Moscou à Saint-Pétersbourg. La barbarie du Kremlin l'effraya ; mais la place du Palais d'Hiver et les quais de la Neva l'attendrissaient parce qu'ils témoignaient d'un désir démesuré de ressembler à Paris .»
« Elle avait entendu dire que le shah de Perse égorgeait encore un mouton noir tous les matins : en Europe, cela ne se faisait plus. Ses belles-soeurs, qui parlaient d'une guerre ‘pan-pan' comme d'une nécessité ou d'une diversion, l'épouvantaient. Elle contempla cette famille prête à s'entre-tuer ; elle comprenait ce qui la séparait si fort des êtres de Zamosc, () Versailles polonais plein de querelles, de passions, d'intérêts, de plaisirs (): c'étaient les siècles. Elle garderait son avance, à l'heure de Paris. Elle en arrivait à cette conclusion effrayante : les nations de l'Europe n'avaient pas toutes le même âge. Un grand malheur la menaçait parce que les peuples des Balkans commençaient, en 1913, leur XIVème siècle. Elle écrivit des lettres où son inquiétude se peignait. Elle envoya des nouvelles alarmantes, qui parurent incompréhensibles à tous ceux qui lui écrivaient de France. Pour ses correspondants, les évènements du jour s'appelaient la Jeanne d'Arc de Péguy,
le Grand Meaulnes d'
Alain-Fournier ;
Marcel Proust, dont elle venait de recevoir une lettre, lui annonçait, pour le printemps 1913, la publication de Swann. » (1)
D'ailleurs
Marthe Bibesco elle-même, ses cousins Alexandre et Emmanuel Bibesco, et
Marcel Proust étaient voisins et se fréquentaient.
Marthe Bibesco vécut au rez-de-chaussée du 71, rue du Faubourg Saint-honoré. Ses cousins organisaient des soirées dans leur salon au 69 rue de Courcelles où
Proust, qui habitait au 45 rue de Courcelles, y était reçu comme un ami. le charme et le mystère de l'histoire de la Plaine Monceau vient de cette proximité de personnalités diverses et hors du commun, de cette densité de talents dans un périmètre restreint.
Patricia JARNIER - Tous droits réservés - 15 octobre 2007