JEAN BiÈS : Votre course aux expériences, aux aventures, vous fait ressembler à un Rimbaud qui aurait réussi ce que l'autre n'avait qu'espéré. Mais pourquoi une telle course ?
SATPREM : Ma question lancinante, pendant des années, c'était : Qu'est-ce qui reste quand il n'y a plus rien ? Quand on a perdu tous ses trucs, tout son atavisme, toute son éducation, sa littérature et ses fanfares, qu'est-ce qui reste là-dessous? Quand il n'y a plus d'amis, plus de famille, plus de pays, qu'est-ce qui reste là-dedans ? Quelle est la chose qui est vraiment moi sans tout ce qu'on a ajouté dessus d'arrière-grands-pères en pères et d'écoles en écoles – sans livres, sans « je sais », sans recours. Là où c'est nu, vide, pur. Est-ce qu'il y a quelque chose encore qui n'est plus l'addition de chromosomes et de curriculum vitae ? -Ou rien du tout? C'était ma question. Et je me suis mis à l'épreuve d'une façon forcenée, si j'ose dire. Quand je suis parti dans la forêt vierge (une merveilleuse expérience), et que j'ai commencé à m'apercevoir que je devenais un bourgeois de la forêt vierge, j'ai plié bagage en huit jours et suis parti pour le Brésil, laissant derrière moi un monde que j'aimais tant. Quand tout l'argent et les mines de mica me sont venus au Brésil, avec un grand voilier qu'on m'offrait, une île merveilleuse, bref, le piège de la grande « réussite », j'ai tout laissé tomber et j'ai pris un ticket d'entrepont pour l'Afrique, sans un sou. Jamais je n'ai voulu m'arrêter nulle part, à aucune expérience, aucune réussite, aucune « réalisation » ; je voulais trouver l'absolument absolu. Ce qui est plein, et pour toujours.
J.B. : Que faut-il entendre par cette usure de l'énergie, de la shakti intercellulaire, cause finale des maladies et de la mort ?
S. : Parce que nous sommes encroûtés, le courant ne passe pas. Tout notre corps est enfermé dans une espèce de prison faite de lois, d'habitudes implacables qui se sont emparées de nous dès notre naissance. Le courant circule un peu dans les premières années de notre jeunesse; puis, très vite, toutes sortes de lois médicales, physiques, philosophiques, mentales, produisent l'encroûtement : on se sclérose de plus en plus et l'on meurt. Si l'on nous laissait immortellement dans notre peau tels que nous sommes, nous continuerions à faire davantage de bébés, à avoir davantage de voitures, davantage de maisons secondaires, à développer encore notre consommation, et c'est tout. La Mère Nature est suffisamment sage pour casser cette petite forme ridicule, afin de nous diriger vers une autre forme, plus souple. Quand le courant circule librement, il n'y a plus de mort. Mais, pour cela, il faut parvenir à cette conscience cellulaire dégagée de toutes ces croûtes... En fait, il n'y a pas de mort, il y a un formidable courant qui circule partout, à travers tout. Quand il ne peut plus circuler à travers une forme, il se détourne, la forme meurt.
J.B. : Cet absolument absolu, était-ce Dieu ?
S. : Je me fichais de « Dieu » ou de quoi que ce soit, j'étais aussi antireligieux que possible, mais je voulais le « ça » de mon être, qui est comme la suprême possibilité et la suprême aventure de l'homme. Qu'est-ce qu'un homme ? Qu'est-ce que ça peut? Vers quoi ça va? Quel est le mystère là-dedans, et s'il n'y a pas de mystère, alors, fichons cette vie en l'air !... J'ai vécu comme en sursis de suicide. Une
sorte de pari avec moi-même ou avec « quelque chose », dans moi-même, que je ne connaissais pas et qui était comme la clef de l'homme – sa clef matérielle, entendons bien; parce que le « spirituel », je m'en moquais tout à fait. Si « spirituel » il y avait, je voulais le toucher dans mon corps, dans ma vie de chaque seconde.
J.B.: Et Auroville', dans tout cela? On n'en voit guère le développement ?
S. : Auroville est un essai, un laboratoire où l'on tente consciemment de trouver le passage pour une nouvelle espèce. Il y a là un noyau d'êtres qui, autant que je sache, essaient sincèrement de comprendre et de vivre le chemin de Mère et de Shri Aurobindo. Ils ont beaucoup de difficultés, bien sûr, de ces difficultés qui les aident à croître. Il ne s'agit pas de bâtir une ville, il s'agit de bâtir des hommes, ce quelque chose qui fera de nous des êtres réellement pleins.
J.B. : Une dernière question. Vous êtes arrivé à Pondichéry en 1946. Quelle impression vous a fait alors Shri Aurobindo ?
S. : E y a des regards qui vous changent pour toujours... Il y a des regards qui ouvrent les portes...
J.B. : Mère et Shri Aurobindo se sont voulus les pionniers d'un nouveau monde. Qu'est-ce que ce nouveau monde ? Quel travail accomplir pour le réaliser?
S. : Il faut partir du B-A, BA. Que faire –avec quoi? Avec la matière que nous sommes. Mère et Shri Aurobindo ne sont pas venus faire de la philosophie, n'est-ce pas, ils sont venus faire une œuvre dans la matière; ils sont venus trouver le passage vers ce qui sera la prochaine espèce... On ne va pas rester éternellement des « petits hommes », ni même des « grands hommes »... Tous nos moyens mentaux font faillite, on le voit bien... Or, l'évolution ne se déroule pas dans le mental, elle se déroule dans la matière.