Monsieur Dubuc fixait avec circonspection le Petit Louis, le dos droit comme un "I" cabossé, les petites mains embrassant ses aisselles et adoptant sur la chaise en bois le sourire de l'innocent.
Les preuves éparpillées nonchalamment sur lui, de l'oeil aux genoux égratignés, n'auraient pas échappé à un groupe de détectives Experts mais Monsieur Dubuc croyait fermement aux vertus du dialogue. Faute avouée est à demi-pardonnée.
-"On m'a rapporté que tu t'es battu avec le Petit Lu, Petit Louis? Je le lis là." -une évidence mais il fallait bien entamer le dialogue et faire avouer le sacripant-.
"Que s'est-il passé, mon garçon?"
Ce à quoi le Petit Louis répondit par un haussement d'épaules, enchaînant aussitôt un retour du parachutiste morve à la base Narine d'un bombement de torse presque impérieux et militaire.
Petit Louis finit néanmoins par lâcher tout de même pour sa défense:
-" C'était la vraie bagarre, m'sieur!"
Un voile de buée se déposa sur les lunettes du directeur qui ne savait goûte ce qu'était qu'une... « Vraie » bagarre.
Y en avait-il des fausses?
Oui, assurément, il en avait feinte de nombreuses vêtu de courtes culottes, des "pour de faux" qui deviennent des presque vraies à l'oeil poché et les cheveux décrêpés à la main. Les siennes étaient-elles les fameuses vraies bagarres.
Une mode s'était lancée à son insu et Monsieur Dubuc, jouant à faire cliquer son stylo à quatre couleurs à répétition, se sentit soudainement dépassé.
-"Allons, allons, comment cela a t-il commencé? Il t'a insulté? Tu l'as insulté? Une bagarre a toujours un début, Petit Louis. As tu crié, "c'est moiiii le plus foooort!!"
Petit Louis ne pipait mot . Ses yeux écarquillés cernés de noir à la manière d'un panda de Chine, la bouche ouverte à gober les mouches, il semblait fort impressionné par l'interprétation de Monsieur Dubuc les bras levés en « V ». Il ne manquera pas de l'ajouter à son arsenal de la vraie bagarre si il en a une.
De son côté, massant l'arrête de son nez busqué puis jetant presqu'un regard suppliant à la pendule murale, Monsieur Dubuc se décida pour une approche plus offensive, l'attaque mitraillette à coups de questions ( c'était la botte secrète des enseignants, celle qui faisait avouer les bêtises des années passées et bien au delà, elle annihilait toutes perspectives d'insolence de la part des Petit Louis et des Petit Lu! Oui, celle-là! Et c'était bientôt l'heure du déjeuner.
-" Combien étiez-vous, mon petit?
Quand et où était ce? Était-ce à cause du vol d'un crayon quatre couleurs?Te moques tu de moi, bon sang de bois? Pourquoi vous êtes vous battu, lustucru???"
Le Petit Louis haussa de nouveau les épaules. Mais il finit par lâcher: "C'est à cause de la vraie bagarre, m'sieur! "
Avant que la moutarde ne monte au nez de Monsieur Dubuc et que son nez ne devienne rouge et non pas jaune moutarde, le canaillou pointa du doigt le livre posé sur son bureau et confisqué par un surveillant.
- " C'est la bagarre m'sieur!", insista t-il en le désignant sans autres formes d'explications. Monsieur Dubuc réajusta ses lunettes et parcourut la couverture de l'ouvrage. En rouge et noir, il était marqué "
Le grand livre de la bagarre".
-"Est ce pour cela que vous vous êtes battu? A qui est ce livre? A toi? Au Petit Lu?
-"Non. Au Petit Marcel, m'sieur!"
-" le Petit Marcel est-il blessé également? Où se trouve d'ailleurs ton complice le Petit Lu??"
-"Il est en classe, m'sieur. Et le Petit Marcel aussi. Personne n'est blessé m'sieur mais il faudra que je rattrape le cours, moi."
-" Mais ton oeil ???"
-" Aaaah, ça!! Je me suis pris une porte hier, m'sieur. C'est Petit Lu qui s'est mis à crier tout à l'heure très fort "la bagarre, la bagarre!!" et puis c'est moi qui me suit fait prendre. Pfff... Dites, m'sieur, je peux reprendre le livre, m'sieur, il est trop marr..."
- " En classe!!"
Le petit Louis ne demanda pas son reste, accrochant quelques derniers regards à l'objet du litige avant de partir.
Fermant sa porte à double-tour, Monsieur Dubuc ne souhaitait pas mourir idiot et comptait leur tenir aussi la dragée haute à ces petits, il se saisit du livre du Petit Marcel. Dans le secret de son bureau, Monsieur Dubuc se replongea dans son enfance et ouvrit "
Le grand livre de la bagarre ".
Alors ? Qu'est-ce qu'une vraie bagarre ?
: Les auteurs
Serge Bloch et Davide Cali célèbrent l'enfance canaille et nous amusent avec ce très grand volume qui passe en revue la bagarre. le voici, oui, le livre de la bagarre ou communément appelé « livre d'action », tant plébiscité et demandé par les petits garçons dans les établissements de prêt. Les professionnels vont pouvoir enfin éponger la sueur du dépit qui couronnait continuellement leur front à chaque demande car il est là.
Qui n'a jamais entendu ou prononcé dans des temps plus anciens "on fait la bagarre? On joue à la bagarre?" pour ne pas dire simplement "revêtons nos avatars favoris de la télé ou des histoires racontées et passons directement au duel à l'épée et les fulguro-lazer!".
Sur grand format, les deux auteurs définissent ce qu'est la vraie bagarre selon le langage des petits et refixent les règles pour qu'une vraie bagarre se déroule sous les meilleurs auspices. Cela passerait presque pour quelque chose de convivial. Excitant, ça l'est, on le suppose bien lorsque l'on tente de séparer deux ou trois petits enchevêtrés pour le jeu, riant à gorge déployée de notre piètre tentative de décollement.
La vraie bagarre, ça n'est pas la bagarre des grands, le livre le dit bien et ce avec une bonne dose d'humour. Nous apprécions les airs fripouilles et les nombreuses annotations de
Serge Bloch qui illustrent le sujet, largement, sur de très grandes double-pages aux touches de couleurs rouges et bleues minimalistes . Les stries employées donnent l'impression d'une empreinte de papier Kraft récupérée au pastel gras à la page blanche. Joli et amusant.
L'auteur Davide Cali remonte même jusqu'à la Préhistoire et sa chasse au mammouth pour se montrer le plus clair possible. Cela ressemble presque à un cours de nos amis les Shadoks de Jacques Rouxel. Un vrai manuel tendre et caustique à la fois. A partager sans se battre.