Lumpen : abréviation de «lumpenproletariat», terme lié au départ à la notion marxiste d'un «sous-prolétariat» déclassé (littéralement «prolétariat en haillons») désignant les individus en marge de la société : délinquants, mendiants, homeless et tutti quanti. «Lumpen» est devenu également de nos jours synonyme de «trash», l'équivalent de pauvre, laid, chiche, vulgaire.
Au moment où il travaille sur
UN PETIT ROMAN LUMPEN, Bolaño sait très bien qu'il ne lui reste peut-être plus beaucoup de temps à vivre. Durant les toutes dernières années de sa vie, souffrant d'une pathologie à pronostic très sévère, l'écrivain chilien s'est donné à fond, ne cessant d'écrire de manière quasiment compulsive. Une partie considérable de son oeuvre, dont notamment le magnifique «
2666», sera publiée à titre posthume. de nombreux inédits continueront longtemps à être exhumés, bien après la disparition de l'auteur, telles ces «ébauches narratives» qui viennent tout juste d'être publiées en France sous le titre «
Le secret du mal», dans le premier volume de ses oeuvres complètes paru en 2020.
UN PETIT ROMAN LUMPEN aura été le tout dernier ouvrage publié de son vivant. Petit (moins de 100 pages) comme son titre l'indique, c'est aussi, semble-t-il, le moins autobiographique des romans de l'auteur. On sait bien à quel point l'histoire et le mode de vie passés de Bolaño auront instillé et nourri, de manière plus ou moins explicite, ou implicite, la quasi-totalité de ses écrits, aussi bien en poésie qu'en prose.
Décentré géographiquement par rapport aux lieux habituellement fréquentés dans ses romans précédents (l'action se passe à Rome), ainsi que par rapport au sexe du narrateur et personnage central (ici, une jeune femme, Bianca),
UN PETIT ROMAN LUMPEN m'a apparu également atypique dans l'oeuvre de Bolaño par son respect très strict, tout à fait inusuel et surprenant chez lui, des
trois unités classiques du récit : unité de lieu, d'action et de temps narratifs.
Si
UN PETIT ROMAN LUMPEN n'a pas à mon sens la puissance évocatrice d'autres romans de l'écrivain, celui-ci porte cependant en filigrane quelques-unes des traces majeures, caractéristiques et reconnaissables de l'univers imaginaire bolañien : l'inachevé et l'éphémère de toute expérience, de toute existence et de toute oeuvre, l'absence de sens qui hante la subjectivé des êtres humains, l'indifférence, véritable adiaphorie face au malheur et à l'horreur, la poésie et le rêve comme seules échappatoires possibles aux désespoir. Bolaño excelle, en outre, comme peu d'autres auteurs contemporains, à convoquer un lyrisme éloquent et somptueux à partir des détails les plus insignifiants du quotidien, à partir des aspects parfois les plus ridicules, les plus grotesques ou pathétiques de la vie et du comportement de ses personnages, dont il essaie en même temps d'arracher à l'océan de l'oubli qui finira un jour par nous engloutir tous, et vis-à-vis desquels il montre souvent une compassion sans bornes. J'ai une admiration personnelle, elle aussi illimitée, pour l'oeuvre de cet auteur que je place sans aucune hésitation à un des plus hauts niveaux de mon panthéon littéraire personnel. Cette admiration, j'avoue, relève quasiment de l'idolâtrie et m'empêche souvent, j'en suis conscient, d'être tout à fait objectif vis-à-vis de son oeuvre.
C'est ainsi (et c'est certainement infantile et très stupide de ma part !) que je me sens vraiment navré de ne pas pouvoir, en toute honnêteté, accorder 5 *étoiles à
UN PETIT ROMAN LUMPEN...
Malgré quelques passages où j'ai été subjugué par la beauté de l'écriture, envouté par les ruptures fulgurantes de narration d'une grande envolée poétique, je n'ai pas réussi à être entièrement captivé. Certes, la narration demeure, à mon avis, bel et bien une illustration fidèle à certains des thèmes récurrents traversant l'oeuvre de Bolaño, mais je considère que cet ouvrage se présenterait plutôt comme un sorte d'échantillon et en miniature, qui ne réussit pas à restituer complètement l'immense l'éclat de l'objet en soi, dans sa grandeur nature.
Je dois donc, malgré moi, me résigner à trouver ce roman de Bolaño moins percutant que d'ordinaire sur le plan purement littéraire.
Je me demande pourquoi serais-je resté sur ma faim. Serait-ce dû au format un peu hybride, entre roman et nouvelle, qui aurait laissé moins de latitude à l'expansion d'un lyrisme absolument débridé auquel l'auteur m'avait habitué et qui, en même temps, aurait provoqué une dilution de cette concision chargée en densité dramatique qu'il savait si bien par ailleurs infuser à ses récits courts ? Y aurais-je ressenti une sorte d'urgence expéditive dans la facture du roman, liée peut-être au délabrement de l'état de santé de Bolaño, à la proximité croissante chez lui de l'idée de sa propre disparition? Parce que c'était le seul des récits sur lesquels il travaillait susceptible d'être publié avant la fin ?Pourquoi, me suis-je demandé aussi, alors qu'il s'agirait en apparence du récit le moins autobiographique de l'auteur, n'ai-je pas cessé pendant cette lecture d'être distrait par l'image de Bolaño lui-même ? Tout ceci aurait fini par parasiter ma lecture et me faire garder trop de distance par rapport à l'histoire et aux personnages eux-mêmes ? Je ne sais pas au juste...
Ce qui est sûr en tout cas, c'est que les plus belles images, les plus beaux passages que j'ai trouvés à la lecture de ce roman m'ont fait penser à lui, à l'auteur, plutôt qu'à son personnage et narratrice. A l'évocation du futur par Bianca comme «une maison aux meubles recouverts de vieux draps de lits», «comme si les propriétaires étaient partis en voyage et n'avaient pas voulu que la poussière s'accumule sur les choses», quand l'adolescente dit qu'elle aimerait pouvoir «palper la surface de la réalité du bout des doigts, sans me faire aucune illusion, sans me leurrer, sans connaître la signification de tout, mais bien le résultat final de tout» ou enfin, quand Bolaño fait entrevoir à Bianca l'image de sa vie «comme en négatif : une maison plus grande, dans un autre quartier, des enfants, un meilleur travail, des années de vieillesse, un petit-fils, la mort dans un hôpital public, ou couverte par un drap dans le lit de mes parents, un lit dont j'aurais aimé entendre les grincements, des grincements pareils à ceux d'un transatlantique au moment de couler», je n'ai pas pu m'empêcher de penser à lui, qu'à lui, à l'homme derrière l'auteur, à qui l'avenir semblait peut-être déjà complètement obéré.
Même s'il s'agissait donc, en apparence de son roman le plus éloigné sur le plan autobiographique, j'avais l'impression, paradoxalement, de n'avoir jamais lu un de ses livres comme ça, en pensant autant et souvent davantage à Bolaño lui-même plutôt qu'à l'histoire ou à ses personnages!
UN PETIT ROMAN LUMPEN raconte l'histoire de deux adolescents dont la vie va basculer provisoirement dans un univers «lumpen» après le décès brutal de leurs parents, avec un dénouement, je ne vais pas bien-sûr vous le spoiler, qu'on pourrait qualifier lui aussi de totalement inespéré et inhabituel chez l'auteur.
Ce livre a été dédié aux deux enfants de l'auteur, Lautaro et Alexandra.
Bolaño n'a pas, de mon point de vue, écrit ici un de ses meilleurs romans, mais son PETIT ROMAN LUMPEN me touche en fin de compte d'une manière, je crois, elle aussi tout à fait particulière , me ramenant pour ainsi dire du mythe à l'homme, dont j'admire ici avant tout la force et le courage de continuer à écrire jusqu'au bout, la sensibilité et la grâce de laisser un livre que je me permettrais de présumer, dans un acte de totale liberté d'interprétation que je m'accorderais en tant que lecteur, pour et à l'intention de ses enfants.