« Ses premières phrases, composées d'abord pour le distraire, devinrent une source de plaisir, puis une forme de nécessité. A peine eut-il commencé à écrire que la cathédrale de son esprit se peupla de personnages qui y firent irruption comme dans une fête, formant un pays entier de fables et de batailles, qu'il s'essoufflait à enrichir avec une telle euphorie, une telle facilité, qu'il noircissait la page suivante sans avoir fini la précédente… » (p.148), la ferveur d'écrire que
Miguel Bonnefoy accorde ici à l'un de ses personnages, dans ce nouveau roman, pourrait aussi bien illustrer son propre geste d'écrivain, comme un autoportrait dans le récit, tant le plaisir éprouvé à la lecture laisse penser qu'il a fallu à l'origine une semblable euphorie, une pareille frénésie, pour inventer cette joie communicative… Car, ici, oui, dans ce « pays entier » du roman, comme dans
le Voyage d'Octavio (Rivage 2015), le lecteur se sent bien d'emblée, prêt à accepter, dès les premières pages, de se laisser séduire par la couleur des mots et la richesse de l'imagination, immédiatement compagnon captif des personnages, partageant avec eux les réalités les plus brutales – ici, par exemple, la torture dans les prisons de la junte chilienne après 73 – et leurs projets les plus audacieux, leurs rêves les plus fous - un opéra de Bellini, joué par un orchestre indien avec des instruments de bric et de broc ; un avion de bois et de toile construit dans un jardin de Santiago, à côté d'une volière recelant tous les oiseaux du monde… "
Héritage" est une épopée familiale, une saga qui s'étend sur plus d'un siècle, de la Commune aux mois suivant le coup d'Etat de Pinochet. A l'origine, deux hommes, un vigneron ruiné, chassé par le phylloxéra, un musicien en quête d'ailleurs, quittent, chacun de son côté, la France, au début de cette Troisième République née sur les cadavres des communards. Leurs chemins séparés les mènent, par le hasard des circonstances, à s'installer l'un et l'autre au Chili, pour y faire fortune dans un domaine viticole ou pour y ouvrir, superbe utopie !, une école de musique dans un hameau mapuche et, bientôt, faire orchestre. le récit évoque ces entreprises pour mieux amener la rencontre de Lazare et de Thérèse, leurs enfants respectifs, le coup de foudre d'un blessé de la guerre de 14 et d'une belle fauconnière… Ainsi, parce que le goût de l'aventure, l'esprit rebelle ou créatif, la passion et la soif de découvertes sont affaires d'atavisme, le roman déploie, peu à peu, ces «
héritages » sur quatre générations. Les fracas du monde ne sont pas oubliés, qui fournissent souvent les décors, pleins de bruits et de fureurs, des scènes les plus émouvantes : rencontre improbable et fraternelle d'un allemand et d'un franco-chilien au milieu des tranchées de 14-18, poursuite aérienne tragique sur les falaises de l'Atlantique au cours de la guerre suivante, putsch de Pinochet et installation d'une dictature fasciste. Dans un texte où l'adjectif « marxiste » est employé sans connotation péjorative (ça devient si rare !), où une mère prédit avec satisfaction que son nouveau-né «ne s'agenouillera jamais devant personne »,
Miguel Bonnefoy ne cache jamais où vont ses sympathies, et son regard sur l'aventure de cette famille peut aussi se lire comme une ode à la liberté (le principal «
héritage », somme toute !) et un encouragement à défendre des valeurs de justice sociale. Au-delà pourtant du réalisme et de l'engagement, ce qui enchante le lecteur c'est le surgissement fréquent du fantastique dans l'histoire - la résurrection de quelques morts, les pouvoirs magiques de certains personnages, les rôles merveilleux de la buse bleue des Andes, du condor géant ou d'un hibou batave -, un fantastique qui jamais ne détonne, accepté comme plausible, voire naturel, par un lecteur dompté par ces audaces. C'est à ce tressage réussi du réalisme et du merveilleux dans le fil du texte que l'on mesure la parfaite maîtrise de l'art du conte chez
Miguel Bonnefoy, dont l'écriture évoque aussi bien celle de maîtres chiliens, justement, du genre,
Luis Sepulveda et
Antonio Skarmeta, voire rappelle les pratiques du réalisme magique, mises en oeuvre par
Miguel Angel Asturias ou
Gabriel Garcia Marquez… On ne peut rêver meilleurs anges gardiens littéraires, non ? Et l'on referme le livre à regret, sûr de garder longtemps au coeur le souvenir de ces grands insoumis, de ces résistants fabuleux, Lazare, el Maestro, Thérèse, Margot et Ilario Da, sûr aussi de garder aux lèvres la petite chanson des mots de
Miguel Bonnefoy, qui, souvent, à l'image de ce personnage dont il parle dans les phrases citées au début de ce commentaire, écrit « comme s'il reportait dans la vitesse de son encre la ferveur de son sang ». Bon sang, dit-on, ne saurait mentir. Mais encre si belle et si sensible, non plus !