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Critique de Charybde2


La curiosité acérée du grand Mark Bould pour entrechoquer culture mainstream, pop culture, science-fiction et analyse scientifique afin de dépasser le simple constat culturel du « grand dérangement » climatique.

Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2024/04/07/note-de-lecture-the-anthropocene-unconscious-climate-catastrophe-culture-mark-bould/

Professeur de cinéma et de littérature à l'Université de Bristol, critique littéraire spécialisé en science-fiction et en roman noir, contributeur régulier de revues telles que Comparative Literature and Culture, Historical Materialism ou Science Fiction Studies, Mark Bould m'avait conquis à travers l'anthologie critique « Red Planets: Marxism and Science Fiction » (2009), qu'il avait dirigée à l'époque avec son ami China Miéville. Dans « The Anthropocene Unconscious », robuste essai publié chez Verso Books en 2021, il entreprend d'étudier le point aveugle flagrant relevé par Amitav Ghosh dans son « Grand dérangement » de 2016, à savoir l'incapacité presque complète de la littérature de fiction dite « générale » à intégrer les phénomènes humains et politiques liés au réchauffement climatique – et tout particulièrement le rôle du capital fossile en la matière -, en une approche assez voisine de celle d'Andreas Malm dans son « L'Anthropocène contre l'Histoire » de 2016, comme le corollaire qui en découle naturellement – et sur lequel l'auteur indien ne s'étend guère, en revanche – à savoir l'absence de la science-fiction, contre toute évidence, au sein de la littérature prise au sérieux par les décideurs du monde culturel et politique, alors même qu'elle représente certainement actuellement l'une des formes les plus performantes de prise en compte intellectuelle et émotionnelle de la catastrophe en cours – bizarrerie qu'il entreprend de comprendre au moyen d'une dérivation inventive du concept d‘inconscient politique forgé par Fredric Jameson en 1981.

Pour procéder à son analyse, à sa démonstration et à son exploration, Mark Bould procède en navigateur expérimenté et foncièrement rusé (et doté d'un humour que l'on sait par ailleurs fort bien dimensionné). Son premier détour est largement inattendu et particulièrement jouissif : il emprunte les sentiers obscurs du film super-parodique de requins (lancé par « Sharknado » en 2013), du simple plagiat des « Dents de la mer » au (de plus en plus) franchement délirant, pour extraire de cette bouillie extraordinaire tout le non-dit de l'avidité capitaliste déchaînée et négationniste (du réchauffement climatique, bien entendu). Dans la franchise « Sharknado », mais aussi dans « 28 jours plus tard », dans « Pacific Rim », ou encore dans « World War Z », Mark Bould traque la répugnance à prononcer les mots « changement climatique », même lorsque la métaphore anthropocène ou l'analogie migratoire (du mouvement provoqué par les bouleversements de la météorologie globale) sont les plus marquées ou évidentes. Identifier ce qui est dit comme ce que l'on se refuse, consciemment et inconsciemment, à dire : il sait mieux que beaucoup identifier ces points aveugles de la narration chers à Javier Cercas.

Là où Amitav Ghosh constatait les limitations manifestes de la littérature mainstream (qu'elle s'affirme directement bourgeoise ou non), mais ne parvenait guère à les expliquer, et encore moins à les combattre réellement (ce n'est évidemment pas facile depuis l'intérieur d'un référentiel auquel on appartient, fût-ce à son esprit défendant), Mark Bould, versé dans l'art des mauvais genres, s'efforce d'aller plus loin (en pourfendant au passage et à raison la vision si étriquée de la littérature que porte par exemple un John Updike). Se livrant à un véritable exercice d'admiration de ce que le roman ordinaire contemporain peut produire (à travers le « 4 3 2 1 » de Paul Auster, le « Les lionnes » de Lucy Ellmann et l'autobiographie en six volumes de Karl Ove Knausgaard) nous aide finement à saisir là où le bât, éventuellement, blesse – et se sert de cette analyse pour saisir le point aveugle d'Amitav Ghosh lui-même, à propos de science-fiction précisément (et des préjugés tenaces à son égard qui environnement même un esprit de ce calibre). En reprenant l'analyse que conduit l'auteur indien à propos de Paul Kingsnorth et d'Arundhati Roy, puis en se penchant sur les romans même d'Amitav Ghosh, les frontières caricaturales et les manquements évidents de ce que devrait être une fiction climatique d'après la littérature mainstream apparaissent au grand jour – et au premier chef, le manque criant de politisation qui est là à l'oeuvre, fort logiquement.

La deuxième série de détours fructueux conduite par Mark Bould nous entraîne dans une forme d'histoire récente de la littérature mainstream et de celle de science-fiction (et de leurs marges frontalières chaque fois que possible, naturellement – puisque c'est sans doute là qu'il se produit le plus de choses intéressantes). James Graham Ballard en mauvaise conscience affûtée de la littérature des années 1970-1980 (en détaillant son « Monde englouti »), le fabuleux documentaire « Dead Slow Ahead » (2015) de Mauro Herce, et son cargo emblématique de tant de dérives, le film « Still Life » (2006) de Jia Zhangke et sa ville engloutie par la mise en service du barrage des Trois Gorges, le film « Lost River » (2014) de Ryan Gosling (on s'aperçoit au passage qu'une partie des judicieuses remarques de l'auteur à propos de ce film pourraient aussi s'appliquer, toutes proportions gardées, au magnifique roman « En aveugle » d'Eugene Marten), le documentaire « Two Years at Sea » (2011) de Ben Rivers, le film « Évolution » (2015) de Lucille Hadzihalilovic : autant de leçons détaillées, surprenantes dans leur diversité comme dans leur superbe caractère oblique, proposées par Mark Bould autour de notre monde liquide – et de ce qu'il implique à la jonction de la fiction et de la politique.

En extrapolant ce détour pour nous emmener, avec Sigmund Freud et son « Inquiétante étrangeté » (1919), et avant celle du roboticien Masahiro Mori en 1970, en pleine Vallée de l'Etrange (« uncanny valley »), en parcourant aussi les films « le bannissement » (2007), « Elena » (2011) et « Faute d'amour » (2017) d'Andreï Zviaguintsev, joliment adossés à la série de comics « Swamp Thing » créée par Len Wein et Berni Wrightson dans les années 70, et relancée dans les années 80 par Alan Moore, puis aux « Trees » (2016) de Warren Ellis et Jason Howard, et au film « Premier contact » (2016) de Denis Villeneuve, comme à celui de Doug Liman (« Edge of Tomorrow », 2014), Mark Bould parvient à réintégrer pleinement cette étrangeté dans sa visée première, celle d'un inconscient anthropocène multi-directionnel, taiseux et néanmoins extraordinairement actif.

La conclusion de Mark Bould, lorsqu'il fusionne certaines frontières propices de la fiction mainstream et de la science-fiction, zone demeurant trop mal connue des deux publics dans leur ensemble, le plus souvent, avec le sel des essais les plus lucides sur ce qui se produit aujourd'hui, emprunte d'ultimes chemins de traverse particulièrement intenses lorsqu'il découpe en beauté, le meilleur d'un futur possible (« L'Arbre-Monde » de Richard Powers) et l'un de ses pires éventuels (la franchise « Fast and Furious ») : « In almost every Fast and Furious film, characters talk about walking away from the life, but they never manage to get out or settle down. They are trapped in a juggernaut over which they have no direct control. Just like us. Just like the world we have made.
The market and other forces arrayed against the humans and nonhumans who share this planet are overwhelming. But down here in the Fast-and-Furiocene, our choice is clear. Ecosocialism or barbarism. Ride or die. » Et c'est ainsi que Mark Bould est grand.


Lien : https://charybde2.wordpress...
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