Tout cela ne constituerait rien de plus qu'une scène de comédie adventice si le passage n'était assorti d'une de ces annotations pertinentes qui font la réputation de la collection (Pleiade) en même temps que les délices des chercheurs. Cette note, la voici :
Le prénom latin, parfaitement inusité en russe, est déjà porté par un personnage antipathique dans Mémoires d'un défunt (Roman théâtral), Aloysius Rvatski ; il contraste ici avec un nom de famille (ou un prénom patronymique) de pure fantaisie : mogarytch (ou magarytch) désigne le fait d'offrir à boire pour conclure une affaire ou hâter sa conclusion. le modèle de ce personnage pourrait être le dramaturge
Sergueï Ermolinski, avec qui
Boulgakov se lia en 1929 et à qui il accorda sa confiance presque jusqu'à la fin de sa vie. Un long développement du chapitre XIII, figurant sur le dernier manuscrit dactylographié du roman mais auquel l'auteur finit par renoncer, introduisait Aloysius Mogarytch comme un ami du maître qui devait par la suite donner la preuve de sa félonie. On reconnaît dans ce passage, qui fut imprimé par erreur dans l'édition de 1973, maints détails sur les relations amicales de
Boulgakov et d'Ermolinski. D'autres témoignages, qui paraissent probants, ont convaincu des boulgakovistes comme Lidia Ianovskaïa ou Boris Sokolov qu'Ermolinski - ami de confiance de
Boulgakov et l'un de ses premiers mémorialistes - remplit bien, auprès de lui, la mission d'information de l'Oguépéou, et que
Boulgakov s'en rendit compte dans les tout derniers mois de sa vie.
Ainsi, coup de théâtre, le tableau initialement pastel s'éclaire d'une lumière crue, tout le récit n'était qu'imposture. Ermolinski n'a pas emménagé dans l'appartement des
Boulgakov, il n'a pas couché dans la chambre du petit Serioja, il n'a pas non plus veillé le malade ni acheté ses médicaments, il n'a tenu aucune conversation, édifiante ou non, avec Fadéiev, n'a reçu aucun appel en provenance de Staline, pas plus n'a-t-il suivi le cortège funéraire, il n'était simplement pas là. Tout ce qu'il raconte est obtenu par ouï-dire, extrapolation, imagination ou pure invention. Quant à ses papiers perdus, gageons qu'ils ne le sont pas pour tout le monde et qu'ils dorment du sommeil de l'injuste, soigneusementrangés et répertoriés, dans les archives du K.G.B..
Etonnant, non ?
Merci à Claude Ballade, mon cher cousin pour cet article et cet éclairage.