"Il est l'heure d'aller dormir. Agenouillé au pied du lit, la tête inclinée, les mains jointes, je murmure à voix basse ma prière. J'ai dix ans. Après un bref recensement des fautes du jour, j'adresse à Dieu, notre Créateur tout-puissant, une requête. Il sait comme je suis assidu à la messe, empressé à la communion, comme je L'aime par-dessus tout. Je Lui demande simplement, je L'abjure de provoquer la mort de mon père, si possible en voiture. Un frein qui lâche dans une descente, une plaque de verglas, un platane, ce qui Lui conviendra.
« Mon Dieu, je vous laisse le choix de l'accident, faites que mon père se tue. »"
Quelle entrée en matière ! Quelle violence !
De quoi s'indigner : quel monstre est donc ce fils ? Mais on va rapidement comprendre que le monstre n'est pas celui que l'on croit.
Enfant,
Pascal Bruckner a tout eu : coups et réflexions humiliantes de la part d'un père antisémite, raciste, manipulateur, pervers, violent... Haïssable à tous points de vue.
Comment s'étonner alors que le petit garçon prie tous les soirs pour la mort de celui qui le martyrise ?
Pascal Bruckner est ce que son père a fait de lui. Enfant, il s'est construit contre celui qu'il nomme le Tyran, le Despote, le Souverain, ou le Caractériel ; adulte, il a réussi à prendre du recul et a su avancer dans sa propre vie. Mais que de souffrances pour en arriver là !
Dans cette autobiographie,
Pascal Bruckner ne se limite pas au personnage du père et son récit est riche d'événements et de réflexions que j'ai trouvées très intéressantes et qui en font le témoignage d'une certaine époque.
J'ai également été touchée par l'évocation de sa rencontre avec
Alain Finkielkraut et de la relation amicale forte qui le lie à tout jamais avec celui qu'il appelle son "frère d'encre".
Arrivé en fin de lecture, on comprend parfaitement la prière du petit garçon des premières pages et l'on ne peut qu'être en totale empathie avec lui.
S'il s'agissait d'une fiction, cet ouvrage serait drôle parce que l'auteur met beaucoup d'humour et d'ironie dans son récit, mais savoir que ce qui est raconté est vrai rend le tout nettement moins amusant.
Comment grandir avec un tel père ?
Entre souffrances physiques et morales, comment se construire ?
Sans parler de la culpabilité.
Oui, culpabilité, car par un effet pervers bien connu les victimes de ce genre de violences ressentent de la culpabilité et se disent consciemment ou inconsciemment qu'elles doivent mériter ce qui leur arrive. Et s'ajoute ici celle de ne pas avoir su protéger sa mère, victime elle aussi.
Terrible. Quel poids énorme sur les épaules d'un enfant !
« Rien de plus difficile que d'être père : héros, il écrase de sa gloire ; salaud, de son infamie ; ordinaire, de sa médiocrité. » Oui, être père est difficile et d'une façon générale, aucun parent n'est parfait. Mais dans l'échelle des notations, le père dont il est question ici se situe tout en bas.
Pascal Bruckner garde certainement des séquelles de ce qu'il a subi, mais il a su se libérer à travers sa vie intellectuelle et "réussir" d'une certaine façon, si tant est que cette expression ait un sens.
Nombre de ceux qui ont vécu les mêmes horreurs que lui n'ont pas un destin aussi favorable, et dans notre société nous devrions faire de la lutte contre l'enfance maltraitée une priorité absolue.
Défendre les plus vulnérables est un impératif moral et l'on ne rappellera jamais assez le 119, numéro de téléphone de l'enfance en danger, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, sept jours sur sept.