« Riche en mérites, mais poétiquement toujours, / Sur terre habite l'homme. » écrivait
Hölderlin.
Comment vivre en harmonie avec le monde sans le dominer ni le détruire ? Comment ne pas perdre son humanité ? Cet enjeu, de taille au vu des réalités actuelles, ne cesse d'interroger depuis deux cents ans les écrivains, poètes et philosophes du monde entier. Les éditions Poesis, créées au printemps 2015 par
Frédéric Brun, qui entendent prôner « la relation poétique avec le monde » plutôt que la « poésie du verbe », consacrent à la question un ouvrage fourni de quelque 367 pages.
Ce manifeste fervent, engagé, réunit 119 auteurs français ou étrangers qui rappellent tous à leur manière, croyante ou athée, poétique et/ou philosophique, la nécessité pour l'homme d'
habiter poétiquement le monde s'il ne veut pas prendre « le risque d'une exclusion irrévocable ». Comme souvent hélas, on regrettera la rareté des voix féminines, 9 seulement sur les 119, soit 7%, de Madame de Staël au prix Nobel de littérature 1996 Wilslawa Szymborska : on peut penser que c'est peu pour l'avènement d'un monde plus démocratique, plus ouvert, plus spirituel… Auteurs connus et reconnus donc, poètes pour la plupart auxquels s'ajoutent quelques personnalités issues d'autres domaines : le sociologue
Edgar Morin, l'astrophysicien
Hubert Reeves, l'agriculteur-biologiste
Pierre Rabhi…
L'éventail de textes est varié : poèmes, discours, articles de presse, préfaces, essais, lettres… qu'on pourra lire in extenso dans leur ordre chronologique ou grappiller selon l'humeur ou la période choisie : le monde romantique et post-romantique avec
Novalis, Keats,
Wordsworth, Hugo, Sand,
Whitman,
Poe,
Baudelaire, Rimbaud… – le monde moderne avec
Apollinaire, Yeats,
Rilke,
Proust,
Simone Weil… – le monde du renouveau avec Breton, Reverdy, Jouve,
Andrée Chedid,
Saint-John Perse,
Perros… – le monde contemporain, avec des voix très engagées dans une éthique humaine et écologique qui suppose des changements de vie concrets, une « poéthique » selon Jean-Claude Pinson. Se côtoient Bonnefoy,
Jaccottet (peut-être le poète qui a le plus inscrit dans sa vie le mot d'
Hölderlin),
Juarroz qui affirme que la poésie « comme création d'être » est « la plus haute vérité », le très géopoétique
Kenneth White qui pense un « chaosmos », toujours inachevé, où « les choses de la terre » sont perçues « non comme des objets mais comme des présences », le taoïste
François Cheng qui souhaite que chacun devienne « poète de sa vie »,
Christian Bobin qui rend synonymes les deux adverbes « poétiquement » et « humainement »,
Colette Nys-Mazure qui rappelle que la poésie est « une manière d'être au monde »,
Jean-Pierre Lemaire qui nous juge « tellement démunis » face au défi et enfin
Jean-Pierre Siméon à la parole très militante : « La poésie nous sauvera, si rien nous sauve »…
Autant d'auteurs, d'évolutions, de pensées convergentes qui interrogent le pouvoir de la poésie : peut-elle nous changer et par-là même changer le monde ? le débat reste ouvert, plus que jamais. Comme l'écrit Adonis « la poétique est, par excellence, le lieu du sens ». À une époque où « la techno-science se montre incapable de résoudre les difficultés, les dilemmes et le désoeuvrement des hommes, la poésie reste le lieu où l'homme peut tenter un dialogue de reconnaissance et de renaissance ». Autant dire que c'est, en « temps de détresse », assigner à la poésie la plus haute ambition qui soit. On conclura (provisoirement) avec
Saint-John Perse : « Et c'est assez, pour le poète, d'être la mauvaise conscience de son temps »