A N A R C H I E
Si vous passez les doigts sur les lettres de ce mot, écoutez, prêtez l'oreille, il vous murmure les espoirs qu'il recèle, les rêves d'égalité qu'il fait germer, la fin des injustices qu'il promet, le pain pour nourrir chacun qu'il fait dorer, le travail partagé qu'il défend, seul rempart contre la misère qui ravage ces paysages d'Italie à l'aube des années 1900.
A Serra De' Conti, ce mot emporte dans son souffle la destinée de Giuseppe le grand-père, comme il va bousculer celle de Nella sa petite-fille, comme il va écrire celle de Lupo ce garçon qui est l'incarnation du fils qu'il n'a pas eu.
Chez les Ceresa, méprisant son père, Luigi, fils de Giuseppe, est celui qui a repris la boulangerie et fait régner la peur. le pain qu'il dépose dans son antre, et qu'il vend, a une mie aussi dure que le coeur de celui qui le pétrit. Sa cruauté a fait germer la malédiction sous son toit. Il n'a d'affection ni pour ses filles qu'il juge inutiles quand elles n'osent pas lui désobéir, ni pour ceux de ses fils qui survivent et qui poussent comme des herbes folles, Lupo le rebelle, l'indomptable, celui qui esquive les coups, les ordres, et Nicola l'évanescent, le fragile, celui qui ne rétorque jamais, celui qui subit, celui qui incarne la vérité, l'innocence.
Lupo s'est fait protection pour Nicola, essayant de le soustraire à la colère rémanente d'un père, quand les yeux de la mère, celle qui devrait veiller, se sont éteints depuis longtemps et ne contemplent plus la réalité des choses du quotidien.
Au dessus du village, se dressent les murs du couvent dans lequel déambule l'Abbesse, Zari, femme respectée et vénérée, femme inflexible.
L'Anarchie et la religion ne sont pas soeurs et pourtant bien des chemins vont se croiser, bien des idées vont se coudre....
A la violence utilisée par ceux qui répriment les demandes de ces anarchistes, qui ne réclament qu'équité, les accusant injustement de n'utiliser que cette violence pour s'exprimer alors qu'il n'en est rien, répond le silence qui habite les murs du couvent, comme un baume aux colères qui ne trouvent aucun apaisement...
Quand la Grande Guerre commence à réclamer les fils, les frères, les pères, les amis de longue date, commence à les engloutir, quand Chien le loup domestiqué de Lupo disparaît comme un présage, comme une prédiction, quand Nicola voit le vent de l'histoire le balayer, à l'emporter comme une plume,
Que reste-t-il à ceux qui foulent encore le sol de ces collines italiennes ?
Que sont devenus les espoirs d'une vie meilleure, plus juste, comment continuer à faire vivre les idées, l'Anarchie comme seul guide de l'existence ?
Où s'est envolée l'affection de Lupo pour Nicola, sa promesse de protection ?
Comment le couvent parvient-il à rester dressé, à résister, coûte que coûte, fier et altier comme l'image en miroir de cette Anarchie et des espoirs promis à ceux qui la défendent ?
Les uns vénèrent un Dieu qui leur promet une félicité dans la prière, les autres ne croient qu'en une façon d'être qui serait l'égalité de tous et l'anéantissement des misère...
Quel roman !
Outre ses thèmes qui se tissent , qui se croisent , qui s'entremêlent, l'écriture est un joyau. Lire les pages qui se tournent serait comme poser les yeux ici et là, tourner la tête, avancer dans le temps, revenir sur le passé. La chronologie danse pour mieux raconter
L Histoire et les histoires, la nature chante pour mieux montrer la vérité, sa permanence, les chants d'oiseaux chuchotent la douceur de Nicola, son absence à l'injustice et au mépris.
Cette chronologie du récit, bousculée et virevoltante pour nous faire apprécier davantage le moment présent, le cheminement auprès de ces personnages dans ce qu'ils disent de notre humanité.
Lupo laisse jaillir sa colère pour mieux laisser transparaître la résignation de Nicola, l'Agneau, celui qu'on sacrifie parce qu'il fait silence…
Une plume qui glisse et tourbillonne comme les pas de Chien ce loup qui gambade et arpente les bois pour retrouver l'ombre de sa liberté.
Vous l'aurez compris, un livre éblouissant dans son fond et dans sa forme, et même si les thèmes de l'Anarchie, d'ailleurs fabuleusement traités invitant quelques grandes figures à arpenter ces pages et quelques grands faits à s'y inscrire, m'avaient à eux seuls insufflé l'envie de le découvrir, il m'en reste, une fois la dernière page tournée, le souvenir ému de la rencontre avec un être de lumière, une flamme qui vacille, qui luit, un guide dans nos vies ternes, Nicola celui qui est l'incarnation d'un idéal quel que soit le nom par lequel on le désigne et qui ne demanderait qu'à être contemplé....