Angela Carter décrypte l'oeuvre de
Sade selon une posture double : d'un côté elle s'attache à retranscrire et interpréter la pensée d'un auteur qui l'a beaucoup influencée. de l'autre, elle veut mettre en relief, voire dénoncer, les archétypes que l'oeuvre du Divin Marquis a contribué à propager dans la culture populaire du XXème siècle. Dans ce but, Carter analyse les ambiguïtés de cette vision a priori hostile à la femme, mais pourtant capable d'inclure les femmes dans les rangs des libertins. Elle décrit à sa façon la femme telle que
Sade la conçoit,
la femme sadienne.
La majeure partie de l'essai est consacrée aux deux femmes sadiennes les plus célèbres : les soeurs Justine et Juliette.
Justine (ou
les infortunes de la vertu), c'est la femme-enfant. Sa naïveté et son inconscience en font une vierge éternelle, qui n'apprend jamais de ses expériences et devient ainsi un temple à désacraliser pour les libertins.
Marilyn Monroe en est la fille spirituelle la plus évidente aux yeux de Carter.
Juliette (ou
les prospérités du vice), c'est la femme cosmopolite et caméléon, capable de surmonter tous les attributs de la féminité (vus comme des limitations chez
Sade) afin de s'arroger le sceptre du pouvoir. Pensez à une chef d'entreprise sans scrupules et manipulatrice, comme
Elizabeth Holmes.
Ces héroïnes sont essentialisées par le titre même des oeuvres où elles apparaissent. Cela permet à Carter de pointer la contradiction majeure de l'univers sadien : la vertu et le vice y sont innés, alors que l'univers où ces personnages de « contes de fée » évoluent est dépourvu de « morale absolue », on ne peut pas y appliquer la fameuse maxime kantienne « agis bien parce que c'est bien », sous peine d'infortunes.
Cette contradiction illustre l'ambivalence du libertin sadien, qui prétend réaliser « la perpétuelle subversion morale de l'ordre établi » (c'est la définition de l'art selon
Sade) mais ne renonce pas pour autant aux dichotomies propres à l'ordre de l'Ancien régime, à sa morale et à ses rapports de force : bien et mal, activité et passivité, domination et soumission, etc. Chez
Sade, le libertin a besoin du bien et du mal, car il jouit de faire le mal, de désacraliser le temple. Cette logique s'avère étrangère aux notions d'amour libre et de sensualité : comme chez les chrétiens intégristes, le simple sexe hors mariage est criminel (sans parler de ses dérivatifs...). Ainsi le libertin sadien ne jouit-il qu'intellectuellement, en prenant conscience de violer les lois des hommes et de la nature.
Sade a donc nécessairement une notion très précise des règles de la morale, qu'il retranscrit en négatif plutôt que de les déconstruire ; et l'accomplissement de sa vision s'opère ainsi dans des lieux où la débauche suit des rites d'un rigorisme quasi-mécanique, comme dans Les Cent Vingt Journées de Sodome. Pour cette raison, Carter pense que
Sade est au fond resté un puritain.
Cela peut paraître d'autant plus vrai que le libertin sadien (homme ou femme) n'autorise pas l'autre à jouir. Il voit la réciprocité du plaisir comme une faiblesse de l'égo. « La réciprocité des sensations n'est pas possible, car le fait de les partager revient à en être dépouillé. »
Le sadisme est une sexualité mégalomane, ou comme le définissait
Michel Foucault une « présomption sans limite de l'appétit », dont l'égotisme forcené finit par constituer une prison, car le sujet ne peut repousser éternellement les limites de son désir unique, et ne peut finalement aboutir qu'à un retour en enfance, un stade anal, « coprophile »
« le triomphe de la volonté recrée, en tant qu'Utopie, le monde de la petite enfance, or il s'agit d'un monde de cauchemar, d'impuissance et de peur, où l'enfant, à partir de sa propre absence de pouvoir, conçoit le fantasme de sa suprématie absolue. »
Cette « saint terreur de l'amour », régressive par nature, s'est durablement implantée dans l'imagerie culturelle et les comportements modernes (comme dit plus haut), ce qui fait obstacle à l'émancipation de la femme, selon Carter.
Réhabiliter l'amour via le plaisir mutuel dans les relations sexuelles aussi extrêmes soient-elles, c'est le point de vue qu'elle défend de façon sous-jacente, sans jamais se lancer dans un long prêche féministe. On peut en trouver la trace dans sa fiction, qui, non sans rappeler la description sadienne de l'art, s'attache souvent à subvertir... l'appétit sadien, en mettant son pouvoir transgressif au service d'un plaisir plus universellement partagé.
Cet essai stimulant dans tous les sens du terme peut se lire selon cette perspective ou bien par simple curiosité pour l'oeuvre du Divin Marquis et de son impact jusque dans certains courants féministes.