Dans la fournaise d'un été, un train traversant les plaines de l'Iowa abritait la rencontre de
Willa Cather avec Jim Burden, un ami d'enfance. Leur conversation s'arrêtait autour d'une fille qu'ils avaient connue tous deux. Elle venait de Bohême. Jim avait avoué noter depuis quelques temps ses souvenirs d'Antonia que
Willa Cather était bien curieuse de lire. Elle les a depuis réécrits sous forme de ce récit porté par la voix de Jim et, la curiosité étant contagieuse, il me fallait les découvrir à mon tour.
Bien des années avant, alors orphelin à seulement dix ans, un autre train avait convoyé Jim vers le Nebraska où ses grands-parents pourraient l'aider à grandir. En tête du train, une voiture était dédiée aux immigrants. Parmi eux, une famille tchèque devait également faire halte à
Black Hawk et devenir les plus proches voisins de la ferme isolée des grands-parents de Jim.
Un grand champ de maïs, un plus petit terrain planté de sorgho, quelques érables nains et, au-delà de ces terres cultivées, un paysage mouvant sous les ondulations de grandes herbes rouges qui tapissent l'immensité de cette prairie à conquérir. Des chemins se bordent de tournesols hérités d'un passage des Mormons sur ces terres vierges. Voilà le paysage qui va s'offrir aux yeux du garçon.
Les Tchèques, avec leurs trois mots d'anglais, arrivent à la recherche d'une nouvelle vie plus prospère, mais c'est une misérable habitation enfoncée dans le flanc d'une ravine et une concession bien cher payée, demandant beaucoup de sueur pour en tirer profit, qui seront les points de départ de leur rêve américain. La famille d'Antonia doit refouler d'aigres désillusions au coeur de cette Amérique sublimée avant le départ. La terre de richesses et d'avenir prometteur laisse plutôt germer la détresse. le père d'Antonia, ancien tisserand et joueur de violon, pas du tout préparé au dur travail de la ferme, aura bien du mal à faire taire son mal du pays.
Mais Antonia, quatorze ans, est bien décidée à mettre toute sa jeunesse, son énergie, sa volonté et sa force à s'épanouir dans cette nouvelle vie et Jim l'y aidera avec l'appui bienfaisant de ses grands-parents. Entre l'apprentissage de l'anglais, les vagabondages dans la prairie, les rencontres avec les autres déracinés venus de Russie, de Norvège, d'Autriche, nos deux jeunes noueront une belle amitié, et même peut-être un peu plus dans le coeur de Jim. Son portrait d'Antonia en fait ressortir son caractère tonique, spontané, passionné, et sa beauté de fille de la campagne, tout à la fois vigoureuse et chaleureuse.
Willa Cather sublime ces prairies perdues dans l'immensité du Nebraska, parlant du vent qui s'amuse dans ces grands espaces, donnant à Jim les bons mots pour nous faire goûter toutes les merveilleuses teintes du premier automne qu'il passât là-bas avec les reflets cuivrés des herbes s'étendant à l'infini. Et lorsque l'hiver fait son entrée, se réchauffant dans la paille et les peaux de bison, Jim arrive tout aussi bien à nous décrire la neige modifiant subitement les prairies devenues aveuglantes de blancheur.
Par de petits chapitres, à la plume simple et chaleureuse, les souvenirs de Jim s'équilibrent harmonieusement entre rencontres humaines et perception de son environnement avec toutes ses variations climatiques, entre la campagne avec son dur travail des champs et la petite ville de
Black Hawk.
La chaleur du vieux fourneau qui fournissait la nourriture réconfortante préparée par la grand-mère alors que les hommes rentraient gelés et harassés nous envahit tandis que les coyotes hurlent au loin. L'histoire glaçante de deux Russes qui ne pouvaient plus que fuir leur pays s'écoute, tremblotant, alors que le vent secoue les fenêtres de leur cahute. La veille du premier Noël se vit, en tirant de la malle de cow-boy d'Otto les éclatantes images autrichiennes pour orner le sapin.
Et puis, la vie s'écoule, nos deux jeunes grandissent, l'âge adulte les rattrape et leurs chemins suivent des axes différents. de petites déceptions finissent par être gommées par la grande admiration que Jim vouera toujours pour Son Antonia.
Ce très beau récit déploie délicatement le quotidien que fut celui de Jim sur ces étendues ouvertes des Grandes Plaines. Il a de doux accents nostalgiques, la chaleur des yeux bruns d'Antonia, la beauté de « la matière dont sont faits les paysages » et toute l'affection que des êtres peuvent se porter quels que soient leurs destins.