Au nom de quoi aurais-je dû m'empêcher d'acheter ce livre ? Peut-être parce qu'il s'agit de Céline, ou peut-être encore parce qu'il est question en loin de manuscrits « volés ». Mais quoi ? Vole-t-on encore un mort ? À vrai dire, l'annonce de la sortie de plusieurs inédits de Céline m'a fort réjouie et m'a conduite à une quasi exception : j'ai acheté un nouveau Gallimard - en tête de gondole- chose que je n'avais plus fait depuis « Les Bienveillantes ». J'ai lu et entendu comme certains de mes amis ou connaissances sont sont sentis bien embarrassés d'aller acheter le « nouveau » Celine. Une sorte de honte coupable, un peu comme lorsque l'on va acquérir un jouet à caractère pornographique. Moi pas. C'est par le seul hasard que j'ai commandé l'oeuvre via Internet. Je l'ai d'abord demandée en magasin et il y était en rupture de stocks, voilà tout. Numéro un des ventes durant plusieurs semaines au point qu'il fût absent de certaines grandes enseignes quelques temps (comme quoi, il reste encore des lecteurs), ce livre n'aura donc pas tant embarrassé que cela. Pour ma part, j'aurais plutôt honte de demander un Levy ou un Despente. Lire Céline reste à mon sens non l'apanage de l'antisémite mais du lecteur exigeant.
Je n'avais pas d'attentes particulières mais une grande curiosité, et c'est heureux : j'aurais peut-être été un peu déçue. Ce «
Guerre » que l'on nomme roman et qui semble être le brouillon de quelques chapitres seulement d'un roman d'envergure - j'ai logiquement pensé à une partie non retenue du
Voyage au bout de la nuit- n'atteint pas le point d'excellence du roman que je viens de citer. Et c'est logique et normal : on dirait un premier jet, une ébauche non relue, une écriture trop brute, non encore travaillée. Et cette idée de brouillon (je n'ai fait aucune recherche sérieuse sur le sujet, et peut-être que je me trompe, qu'il ne s'agit pas d'un brouillon) en dirait long sur la manière de procéder de Céline : une sorte de frénésie d'abord, un déballage (un degueulage) de ses souvenirs et pensées avant une relecture et réécriture plus minutieuse plus tard. On notera les nombreuses répétitions notamment, l'impression d'une oeuvre non aboutie, dans
le style autant que dans l'intrigue, et une vulgarité un peu poussée à l'extrême (on peut imaginer que Céline pensait ainsi, en mots orduriers naturellement, puis se surveillait un peu ensuite afin que son travail soit publiable). On est un peu au-delà de la langue populaire qu'on
lui connaît et de ce style, si fort, en langue parlée mais travaillée. Là, on dirait une version non expurgée de Céline, et c'est presque drôle d'imaginer Céline se reprendre en réécriture, décider qu'il était allé trop loin, soigner un peu ce langage putassier, et surtout de se figurer que les premières versions de ses romans publiés aient pu être épurées par
lui-même ou un éditeur. J'aurais aimé, en ce cas - mais j'extrapole nettement - lire les brouillons entiers de tous ses romans.
J'ai logiquement pensé au
Voyage au bout de la nuit car il est facile d'insérer ce « passage » dans le roman, de deviner précisément où il se situe. Et pour cause : Céline n'invente rien au juste, il revisite son passé, romance son expérience. Et même, ce «
Guerre » me fait songer à une pièce de puzzle seule, isolée, à un élément séparé d'un tout. Il y manque quelque chose en structure, peut-être un début et une fin.
Voici donc Ferdinand, ce
lui de 1914, vautré dans son sang, la tête et les oreilles ahuries de bruits de détonations, blessé de
guerre et hospitalisé dans une sorte d'hôpital dans lequel il est « pris en charge » par une singulière infirmière, l'Espinasse. Ah, c'est bien drôle tout de même, ces soins médicaux faits essentiellement de sondes urinaires. Comique comme tout, cette convalescence. C'est que cette fille donne de sa personne pour les soldats, ça on peut le dire. Voilà : les enfants de la patrie ont fait don d'eux-mêmes au nom de la nation, et à son tour, la lubrique infirmière le leur rend bien en quelque sorte. Elle sonde, branle, suce aussi un peu. N'importe leurs blessures, ils doivent être tous sondés parce que « le médecin l'a ordonné ». Cet abus de pouvoir sur des soldats souvent alités est d'une belle drôlerie : elle les viole un peu entre deux soins, et personne ne s'en plaint.
Le médecin,
lui, est tout aussi dérangé : il ne pense qu'à opérer. Ça ampute à tout bout de champ, ça veut tenter une chirurgie du cerveau. Il s'exerce en somme. Et les autres soldats, eux, sont tous un peu délurés, escrocs, opportunistes. Voilà là le décor. Céline redessine un hôpital de
guerre à sa façon de morgue et de dérision qu'on
lui sait. Et soudain le lieu morbide devient une scène de théâtre de boulevard, un truc comique aux scènes cocasses. Et c'est drôle, très drôle. L'humour de Céline est savoureux, mêlant dérision et autodérision. Tout est d'une stupidité et d'une absurdité ahurissantes, tout comme l'est la
guerre. Ils sont tous fous : soldats, médecin, infirmière. On croirait un asile plutôt qu'un hôpital de
guerre. Et Ferdinand est déjà un peu le « salopard » que l'on connaît, ce
lui qui a envie de gerber en voyant ses stupides parents débarquer. Non qu'il les déteste, seulement il les sait si bêtes et si petits qu'il ne peut s'empêcher de le dire, voilà, et avec la liberté qu'on
lui sait. Il a de médiocres parents, comme tous les gens qui l'entourent, et aussi mesquin, pingres et imbéciles, il n'y peut rien au juste. Faudrait-il les aimer parce qu'ils sont ses parents ? Non pas. Ferdinand est déjà si loin qu'il appartient à une autre espèce qu'eux, qu'aucun dialogue véritable n'est plus possible. Il les voit comme on regarde avec hauteur un tas de fumier. Ah, que j'aime cette « arrogance » qui n'est au fond que lucidité amorale. C'est à peine de l'insolence, au mieux de la froideur saine. Ses parents ne sont dignes que de mépris, alors pourquoi s'empêcher de le dire? D'ailleurs ce « roman » réapparu donne néanmoins une information importante : on comprend que la personnalité de Ferdinand ne s'est pas forgée après
guerre, que son mépris n'est pas un « traumatisme de
guerre », en ce qu'il insinue qu'il a toujours trouvé ses parents insuffisants et même horriblement cons.
Dans les odeurs de pisse et de sang, de vomi, de médicaments et de membres amputés, il reste pourtant cet élan de vie, cette sorte de puissance incarnée notamment par la L'Espinasse : quand on est encore baisé, quand on peut encore bander, on est bien vivant. Et cette folle lubrique obsédée de bites sous couvert de sonde urinaire est tout aussi efficace que n'importe quel remède médical. le soldat diminué est encore homme tant qu'il est branlé. Il y a la
guerre,
la peur qui fait qu'on chie dans son froc, puis l'odeur de son sang chaud, la douleur de ses blessures, l'hôpital et les branlettes de l'infirmière, l'imbécilité notoire des êtres qui l'entourent, et pour tout cela, voilà qui est l'apothéose de l'absurdité : la médaille de
guerre. Ferdinand la reçoit sans grande fierté : il a conscience qu'elle ne tient qu'à un pur hasard, qu'à un concours de circonstances. Il n'est point un héros de
guerre. S'il avait pu déserter sans risque, éviter les balles, faire tuer un autre pour épargner sa vie, il est évident qu'il l'aurait fait. D'ailleurs, ils éprouvent, tous autant qu'ils sont, une sorte de malaise quand on vient arrêter un déserteur. C'est que tous le sont plus ou moins, ou a minima se réjouissent fort de leur blessure à partir du moment où elle n'est pas mortelle. C'est toujours ça de gagné, et ça rêve de rentrer à la maison. Nul héros de
guerre mais une bande de cons qu'on à envoyés se battre à grands coups de pieds au cul, ou menace d'être fusillés. Tous lâches au fond, se foutant éperdument du sort de la patrie pourvu qu'ils soient renvoyés à la maison.
Ah que c'est drôle, absurde et consternant à la fois. Et cependant, rien ne donne plus une impression de réel que ce récit où toute l'absurdité d'une situation est exacerbée de manière magnifiquement éhontée. Tout y est cru, brut, d'une formidable indécence. Tout pue la chair à canon décomposée et les odeur putrides d'un hôpital de fortune mêlée aux odeurs de foutre des soldats. Et au fond, ce sont les pauvres esprits étriqués, fous, médiocres, qui sentent plus fort que les corps. Et tout y est beau parce qu'au fond, tout y est vrai (selon la définition du roman réaliste
De Maupassant).