Je ne voulais quand même pas mourir sans avoir lu (ou du moins essayé de lire) ce monument patrimonial de la littérature mondiale, et la passion et les gouaches hallucinées de
Gérard Garouste (découvertes récemment à partir de sa belle autobiographie,
L'Intranquille) m'ont servi de truchement et fait sauter le pas. Je m'attendais cependant à une lecture au long cours, avec courtes étapes, arrêts, reprises et excursions parallèles, comme pour ces traversées studieuses plus que véritablement plaisantes qu'on réserve aux livres dits « de chevet » et qui me semblait assez bien s'accorder à une vie de retraité. Et, après tout, ne serait-ce pas le rythme qui convient aux errances obsessionnelles du célèbre « chevalier à la Triste Figure », comme aussi au train dit « de sénateur » ou à la tocade très tendance des gens d'âge pour la croisière ? Quelle n'est donc pas ma surprise d'avoir couru d'une traite, ou presque, ces interminables aventures et lu ces 700 pages grand format en trois ou quatre semaines ! Voilà bien, comme dirait
Don Quichotte, la preuve d'un étrange et puissant « pouvoir d'enchantement » qui, moi le tout premier, m'intrigue et m'interroge.
Au départ pourtant, rien d'inattendu. On reconnaît tout de suite, même sans les avoir jamais connus, le paranoïaque grand style et grand coeur, à la tête farcie de récits de chevalerie, et son acolyte très rustre et un peu bêta, dont l'attelage paradoxal a servi de moule à toute une série de célèbres duos comiques. Et puis on se retrouve très vite dans la fameuse scène des moulins à vent, que tout le monde connaît même sans l'avoir jamais lue et répète machinalement comme on fait des proverbes, vague fond de pensée sans pensée. On sourit d'un air entendu aux farces et balourdises, blasé d'avance devant ce déferlement de gros comique burlesque et abracadabrantesque, qui, pour ascétique, idéaliste, raide, gigantophobe et donquichottesque qu'il se donne, n'en a pas moins un évident air de famille avec celui jouisseur, matérialiste, rebondi, gigantophile et gargantuesque de
Rabelais… Même s'ils ne sont plus trop dans nos goûts actuels, on s'attendait à trouver tous les ingrédients du genre picaresque dans lequel, de taverne en château soudain surgi de nulle part, de village en ville portuaire, ou au hasard de chemins forestiers, se mélangent dans des aventures invraisemblables toutes les classes et catégories sociales, bergères accortes et riches héritières, ecclésiastiques et bandits de grand chemin, princes et soudards ou pirates, servantes délurées, paysans matois, marchands voyageurs, pèlerins et colporteurs, aubergistes roublards et seigneurs facétieux, tous aux prises les uns avec les autres dans des situations et relations cocasses et outrancières. Mais sous ce fatras d'invraisemblances on sent bientôt une sorte de réalisme vécu qui laisse deviner tout un fond d'expérience personnelle et d'autobiographie. Et, de fait,
Cervantès, ancien soldat, ancien captif des Maures, récidiviste de l'évasion, aventurier autant qu'homme de plume, parle souvent ici en connaissance de cause et témoigne des préoccupations du temps. Ce qui, pour nous, lecteurs modernes, donne aussi au
Don Quichotte comme un air de roman historique. Mais ce n'est encore qu'un des aspects surprenants de cette oeuvre foisonnante et polyphonique qui joue sur tous les tableaux et donne aussi bien dans la poésie (avec de nombreux sonnets, odes et passages versifiés), que dans la psychologie (avec un
don Quichotte qui se révèle plus complexe qu'il n'y paraît et surtout un
Sancho Pança qui prend de l'épaisseur au fil du récit et qui semble de plus en plus, à mesure qu'il s'émancipe de l'ascendant de son maître, jouir de cette lucidité du bouffon de cour qui en faisait le double anticonformiste d'un Grand), dans le marivaudage (avec de petits contes moraux ou comédies de moeurs intercalés), dans la théorie ou la critique littéraires (avec des considérations sur les romans de chevalerie, le métier d'écrivain et même un jeu de miroirs sur l'oeuvre qu'on est en train de lire dans le même temps où elle continue de se vivre et de s'écrire !)… Oeuvre « baroque » donc s'il en est, comme ces perles irrégulières et brutes auxquelles ce mouvement culturel doit son nom.
On dit souvent qu'avec
Don Quichotte on assiste à l'invention du roman moderne. Soit ; mais il faut alors ajouter que le genre n'en est donc pas encore fixé, que
Cervantès s'essaie de fait à tous les genres, dans une profusion et un débordement gaillards et plutôt réjouissants, qu'il y en a par conséquent pour tous les goûts, ce qui peut aussi dégoûter les délicats ou les gourmets, mais que c'est bien cela qui lui donne sa saveur unique, déconcertante et parfois un peu lourde, mais addictive néanmoins. Car, il faut le dire et y insister : surtout, il y a le style, l'écriture (grâces en soient rendues aux traducteurs, et sans doute particulièrement au talent de
Jean Cassou) qui, moins que jamais, ne saurait se réduire ici à une sauce d'accompagnement. Non, à elle seule elle fait le plat, savoureuse, onctueuse, avec des rondeurs passées de mode, des ingrédients et des aromates d'autrefois, des mots oubliés, remisés ou recréés sortis de derrière les fagots, des finesses de langue faussement guindées et franchement désopilantes… Bref, tout un art de l'aigre-doux ou du sucré-salé qui en fait un vrai bonheur de lecture ou, comme on tend à dire aujourd'hui (en cuisine plus qu'en chevalerie, qui l'eût cru ?!), une « véritable tuerie ».