Ce court volume se donne pour seule ambition de répondre simplement à la question : « Qu’est-ce que l’art brut ? »
À cette question, Jean Dubuffet a répondu par la provocation : « Pas besoin de le définir, tout le monde a très bien compris de quoi on parle ! »
Peut-être cette évidence était-elle valable quand l’Art Brut concernait un petit cercle d’initiés. Longtemps resté dans le secret des dieux, bien gardé par des aficionados privilégiant le petit public averti plutôt qu’une diffusion à plus grande échelle, le chemin initiatique qui menait à cet art si individuel s’inscrivait dans la quête de toute une vie.
Si ce type d’« art », par essence, a toujours existé, c’est Jean Dubuffet qui l’a baptisé en 1945 et qui, dans le contexte de l’immédiat après-guerre, le définira comme suit en 1949 :
Nous entendons par là des ouvrages exécutés par des personnes indemnes de culture artistique, dans lesquels donc le mimétisme, contrairement à ce qui se passe chez les intellectuels, ait peu ou pas de part, de sorte que leurs auteurs y tirent tout (sujets, choix des matériaux mis en œuvre, moyens de transposition, rythmes, façons d’écritures, etc.) de leur propre fonds et non pas des poncifs de l’art classique ou de l’art à la mode.
Un auteur d'art brut, en dehors de la collectivité, qui produit seul, n'arrête pas sa tâche parce qu'il est l'heure de manger ou parce qu'il n'a plus de papier. Il arrête parce qu'il a atteint ses limites physiques, sans se soucier de l'heure "de raison" : il mange (ou pas) à 3 heures du matin et poursuit son dessin sur la table de la cuisine ou sur le calendrier hasardeusement posé à côté de lui et qui lui sert à l'occasion de set de table. Dans un atelier, les horaires et le format sont de toute façon plus normés et plus académiques, limitant une expression artistique libre et sans entraves, conditions intrinsèques à la réalisation de l'art brut. C'est sur ce point précis qu'on peut disintguer art brut et art-thérapie. Dans l'art brut, il y a irréductiblement quelque chose qui n'est pas "grégaire".
De fait, il existe bien, chez ces créateurs, des prédispositions à un certain tempérament. Il y a bien une personnalité particulière, autonome et autodidacte, en plein avec un penser, un agir et un vouloir : « La personnalité n’est pas seulement un constat ; elle oriente l’être vers un certain acte futur, compensation ou sacrifice, renoncement ou exercice de sa puissance, par lequel il se conformera à ce jugement porté sur lui-même » (J. Lacan). La folie demeure du côté du para - étymologiquement « parer », « contrer » -, mais aussi du « hors de ». C’est pourquoi le sujet est conduit à se séparer des autres, à rompre avec eux, d’où sa brusquerie, son isolement, son retrait parfois agressif de la sphère sociale.
Ce genre de productions, que l'on appelle "médiumniques", permet d'approfondir considérablement la question : à qui s'adresse l'auteur d'art brut ?
L'inconscient parle au seul sujet concerné, lui indiquant une position de son être à un moment donné. En toute logique, on pourrait donc avancer que ces productions se font strictement à leur propre adresse, pour leur usage, qu'ils sont leur propre destinataire, sans qu'aucun désir de monstration y soit impliqué. En ce sens, les auteurs d'art brut sont en quelque sorte "fils de leurs propres oeuvres". (...) Le tableau d'art brut non seulement se structure comme un langage, mais il est réel, projection de l'inconscient à ciel ouvert.
Si les auteurs d'art brut ne savent ni ne cherchent à faire art (...) quelle serait alors la cause motivant ce faire et quelle en serait la fonction ? Ce "passage à l'acte" serait à chercher plutôt du côté d'une nécessité vitale. Il agirait contre une menace interne perçue par le sujet comme venant de l'extérieur. Cet acte créateur serait alors véritablement salvateur, destiné à parer un débordement de jouissance, à faire barrage à ce trop-plein qui submerge le corps de toutes parts. Il est à la fois la cause et l'issue, une solution unique : une suppléance.