Le trait est déjà là, annonçant Nikopol, le monstre ou
les phalanges de l'ordre noir. Bilal avant Bilal. Si le dessin est semblable, le regard l'est tout autant : acéré, piquant, mettant à jour, chez l'Homme, qui décidément ne change pas, la noirceur de l'avidité ou la lumière de sa rébellion.
Légendes d'aujourd'hui, annonce le titre : des récits fantastiques, surréalistes, magiques, poétiques donc, maniant un réel que nous connaissons pourtant bien. Pour décor, Bilal a choisi des coins de campagne, qu'on disait avant perdus et qu'on qualifie désormais d'oubliés, des endroits où les femmes et les hommes sont encore aux prises avec la terre et avec ce qu'on y a laissé : des souvenirs, des ancêtres, une identité. L'album rassemble trois récits, dont les titres sont un savant mélange de mystère, de grandeur et de désespoir :
La croisière des oubliés est suivi par
le vaisseau de pierre, avant que
La ville qui n'existait pas ne close la trilogie. Récits de résistance, notamment à un pouvoir politique, militaire ou encore économique, ces histoires ont l'humanité au coeur. le dessin projette des visions de soulèvement, d'utopie et de liberté, de refus de ce qui vient d'ailleurs : d'en haut, d'avant, de loin, pour privilégier ce qui est déjà là, bien vivant ou encore bien en mémoire. Villageois landais, pêcheurs de l'ouest et ouvriers du Nord semblent, dans ces pages, marcher du même pas dans la même direction : celle de la dignité humaine.
La croisière des oubliés met en scène les habitants d'un village des Landes qui, lorsqu'ils se réveillent un beau matin, découvrent que leurs maisons ont quitté le sol. S'arrimant rapidement les uns avec les autres, ils traversent ainsi le paysage, accompagnés dans leur étrange périple par un mystérieux couple dont on devine bientôt l'activisme politique. Dans leur dérive, ces braves gens sont suivis, mètre après mètre, par des militaires dont les visages et les corps se couvrent bientôt d'ignobles pustules. Ainsi transparaît la monstruosité de ces hommes qui, on l'apprend peu à peu, ont perdu le contrôle de l'une de leur expérimentation scientifique et militaire. Chemin faisant, on en apprend aussi un peu plus sur l'identité - ou plutôt le curriculum vitae - du personnage anonyme qui accompagne les villageois. Celui-ci apparaît, au travers de documents de renseignements de l'armée, dans diverses actions militantes (plateau du Larzac notamment), cependant que l'homme - dont le nom de code est 50/22 B - fait aussi le lien avec la préface du récit, dans laquelle un groupe de hauts fonctionnaires, appartenant à diverses administrations de l'État, tâchent de croiser leurs informations sur cet individu, avant que la maison dans laquelle ils se sont donnés rendez-vous ne s'effondre sur eux.
Le vaisseau de pierre prend pour cadre la transformation d'un paysage côtier en un hôtel de luxe qu'accompagnera un vaste complexe touristique. Machines de démolition et de construction sont presque à pied d'oeuvre. Cependant que la résistance villageoise peine à s'organiser, c'est autour du château que cette dernière va trouver racine. Sous l'impulsion du même 50/22 B, dont l'engagement est celui de militants actuels, qui vont de sites en sites pour faire valoir leurs points de vue, une rencontre est organisée avec le propriétaire du château, dans lequel certains voient la personnification de l'Ankou. Si la machine administrative et capitaliste est trop forte, l'échappatoire n'est pas interdite. Et, au matin d'une belle journée, part depuis le petit port breton cet immense vaisseau de pierre pour un ultime voyage. Vivants et morts y sont les passagers ; ainsi la terre, imprégnée d'histoire et de mémoires, demeure pure, point salie par la fange de l'argent-roi.
La ville qui n'existait pas est d'abord une histoire bien connue : un puissant industriel décède, et laisse l'un de ses enfants pour successeur. L'enfant est ici une jeune femme, qui prend bientôt conscience de son rôle et de son pouvoir. L'arrêt de l'usine, envisagé, provoquerait l'effondrement économique de la région. Une idée jaillit alors : faire de cet endroit des Flandres une véritable utopie sociale. Isolée du monde par une giga-structure, cette ville-utopie permet d'abord l'amélioration considérable des conditions de vie pour les habitants. Cependant, d'aucuns estiment que c'est là un rêve, et pas une vie, et que le monde, si imparfait qu'il soit, vaut mieux qu'une projection idéalisée. Les critiques commencent à se faire entendre, laissant dire que l'homme, toujours, se lasse.
Antimilitarisme dans le premier récit, anticapitalisme et défense de l'identité locale dans le deuxième, utopie sociale dans le troisième, ces
Légendes d'aujourd'hui sont elles-mêmes un recueil de narrations militantes, ou en tout cas engagées. le propos littéral ne laisse pas de place au doute, ainsi que le trait de Bilal. On prête aux militaires des visages de monstre, on peint avec soin ce village breton qui part sur le large, on met sous bulle cette ville utopique où les difficultés économiques n'existent plus. Évidemment, le cadre narratif peut paraître parfois désuet, car les problématiques qui sont le fil conducteur des récits d'
Enki Bilal et de
Pierre Christin nous parlent d'un monde qui n'existe plus, ou a majoritairement disparu, celui des années soixante et soixante-dix, marquées par le militarisme et où l'opposition entre capitalisme et communisme est encore très vive. Cependant, l'actualité de ces questions existe encore sans doute et, si on l'estime passée, la valeur de témoignage existe toujours. Pour les plus retors, enfin, demeure, infaillible, la poésie qui s'en dégage.