Ils parlaient ce langage républicain que cent ans de comices ont tant avili chez nous, mais leur zèle, la gravité de l’Islam et jusqu’à leur prononciations de gorge – butant sur les mots longs, ils semblaient s’y prendre à deux fois par émerveillement et respect – lui rendaient un âge d’or. Ils employaient avec leur rudesse fraîche des termes peu usité, délicats : ainsi Danièle me disant de Djemila : « Elle faisait de très jolies robes » ; eux : « C’était une couturière… finie » : Danièle : « Elle flirtait à tour de bras » ; eux : « Elle se fiançait éperdument. » Leurs mots, leur accent donnaient le soupir des choses, parfois le fond, l’au-delà : ainsi disaient-ils encore de Djemila « fragile » au lieu de « futile ». Ils avaient les rougeurs et les cachotteries de l’amitié : un jour, ils n’osèrent pas m’annoncer une manifestation de rue que j’eusse aimé rendre compte et me la firent manquer, de peur qu’elle n’échouât. Un autre jour – se méfiaient-ils de leur gaucherie ou de mon aisance en paroles ? – au beau milieu d’un entretien, ils s’interrompirent, et tous, clignant de l’œil vers moi, à pleine face, rugirent en chœur : « Ah, ah, ah ! » Cela devint entre nous un signe de retrouvailles, mieux qu’un mot, à défaut d’une chanson d’autrefois commune.
En France, le massacre mutuel était de règle, mais les hommes de Messali avaient peu de chances, répugnant à tuer en gros. « Nous tuons les tueurs : mais il faut savoir qui c’est, être sûr. Alors nous faisons d’abord des enquêtes. Et ces enquêtes à leur tour nous coûtent des morts. Alors… » Geste vague. En Algérie, toujours en vertu des principes, ils s’abstenaient d’assassiner les femmes et les enfants, ce qui leur ôtait tout espoir de se révéler au monde.
Du temps que nous étions la plus puissante nation du monde, polie, féroce, ils s’étaient pris à rêver la leur dans la banlieue de Paris, grouillement de cahutes, planches pourries, vieilles tôles ; hôtels noirâtres où ils s’entassaient à cinq ou six par chambre, soupente ou cave ; fosses à même la terre des terrains vagues, parfois. Ils envoyaient leur paye à leur famille. Idéal, misère : l’autre siècle s’en fût ému en images ; Hugo, dans la manière du Crapaud et de l’Ane, eût repris leur sobriquet, les Ratons, pour opposer à plaisir trous d’ombre et fronts de lumière. Eux-mêmes s’étaient appelés, à leurs débuts, avec Messali : l’Etoile – et y pensaient encore souvent.
Ils aimaient l’amour : naguère, sournoisement, ils venaient s’y livrer en France et déploraient leur faiblesse d’un air si joyeusement déconfit devant leurs amis de gauche que ceux-ci menaçaient – blague rituelle – : « Je le raconterai au Parti ! » Ils entendaient le Grand Parti, le même qui aujourd’hui les tue, ou y aide.
Samedi 4 août 2018, dans le cadre du banquet d'été ?Dans la confusion des temps? qui s'est déroulé à Lagrasse du 4 au 10 août 2018, Mathieu Potte-Bonneville tenait une conférence intitulée : « Demain la veille : les temps de Michel Foucault ».
Lors du décès de l?écrivain Maurice Clavel, Michel Foucault évoquait la manière dont celui-ci avait « dans notre siècle de promesses périmées, une singulière manière d?attendre » ? curieux mélange d?expectative et d?impatience, d?attention portée à ce qui échappe à l?histoire (« l?instant, la fracture, le déchirement, l?interruption »), posture où Foucault voyait aussi une manière de réagir à « une très large et très profonde altération dans la conscience que l?Occident peu à peu s?est formée de l?histoire et du temps ».
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